Le Professeur d’économie à l’université de Paris-Dauphine, El Mouhoub Mouhoud, a expliqué que l’élément déclencheur du mouvement populaire en Algérie n’est nullement économique, mais, politique.
«Quand les populations se soulèvent, les éléments déclencheurs ne sont pas directement liés à la situation économique», a-t-il expliqué dans un entretien accordé au Point. «Ce n’est pas parce qu’on est dans une situation de misère ou de régression qu’on se met à aspirer à la démocratie. La dynamique du soulèvement est autre», a-t-il ajouté.
Le Pr El Mouhoub Mouhoud a rappelé que «l’histoire récente des soulèvements dans les pays de la région a montré que leur avènement s’est fait après des périodes de progrès dans le développement humain, la santé, la scolarisation, et l’éducation dans l’enseignement supérieur».
Selon lui «lorsque les jeunes ne trouvent pas leur place et ne peuvent se projeter dans l’avenir, c’est l’exaspération et l’aspiration qui les font descendre dans les rues».
«Il n’est donc pas étonnant que l’élément déclencheur en Algérie ait été politique et non économique. C’est l’arrogance du pouvoir qui a été l’étincelle», a-t-il indiqué.
Pour le Professeur le pouvoir a «sous-estimé les capacités d’indignation de la population en imposant le cinquième mandat». Mais, a-t-il précisé «les choses étaient déjà latentes, et, dès 2016, les enquêtes d’opinion montraient l’érosion de la confiance de la population envers le gouvernement».
«La question d’économie politique des soulèvements est centrale», a estimé El Mouhoub Mouhoud. «Ceux-ci ne s’expliquent pas seulement par la perspective de ce cinquième mandat. C’est aussi parce que la fragilité de la société s’est aggravée considérablement, en particulier depuis le retournement du prix du pétrole en 2013-2014», a-t-il analysé.
L’élément sous-jacent commun à tous les printemps arabes est l’exclusion de la société d’une partie majeure des jeunes
Le professeur a estimé que «l’élément sous-jacent commun à tous les printemps arabes est l’exclusion de la société d’une partie majeure des jeunes, lesquels représentent pourtant la moitié de la population. Or, cette exclusion a des origines économiques et sociales évidentes».
«L’Algérie, comme la plupart des autres pays de la région Afrique du Nord et Moyen-Orient, peut être qualifiée de régime d’État rentier. Plus du tiers de son PIB provient des hydrocarbures. Ce ne sont pas forcément des États pétroliers ou gaziers. La rente ne provient pas nécessairement des hydrocarbures, mais d’un secteur rentier dominant dans l’économie et dont les revenus proviennent de l’extérieur comme c’est le cas pour le tourisme tunisien», a-t-il expliqué.
Selon El Mouhoub Mouhoud «Ces secteurs économiques prédominants provoquent un afflux de revenus de l’extérieur. Ces revenus, dépendants de marchés internationaux, sont par essence volatiles. Chocs ou contre-chocs pétroliers pèsent sur ces économies. Dans ces États, la croissance peut être forte, mais elle n’est pas inclusive. Elle peut ne concerner qu’une minorité de personnes. C’est le cas de tous les pays de la région puisque la participation au marché du travail de la classe d’âge des 15-60 ans ne dépasse pas les 40 %. C’est le chiffre le plus bas au monde. Ce chiffre s’explique par le taux de participation extrêmement bas des femmes, autour de 20 %, contre 70 % dans les pays asiatiques, par exemple.»
Il a expliqué qu’en Algérie on retrouve les fléaux communs à l’économie des pays de la région : polarisation de l’économie sur peu de secteurs, croissance et crise du système d’éducation, chômage des diplômés, taux d’émigration des qualifiés anormalement élevés, institutions pro-corruption… Mais il est vrai que l’Algérie a aussi des particularités qui tiennent à l’histoire.
«Aujourd’hui, la situation est meilleure qu’à l’époque, ce qui a fait longtemps croire aux autorités qu’il n’y aurait pas de soulèvement comme en 1988»
Il a rappelé qu’avec l’indépendance, et cela peut bien se comprendre, «le choix fait a été celui du modèle soviétique et de l’industrie industrialisante. Ce choix a orienté les ressources de l’économie vers les hydrocarbures (qui représentent 35 % du PIB, 75 % des recettes budgétaires) et 95 % des recettes d’exportation aujourd’hui), négligeant l’agriculture, les services et l’industrie manufacturière qui a dramatiquement reculé pour ne représenter aujourd’hui que moins de 5 % du PIB».
Après le premier contre-choc pétrolier de 1986, a-t-il rappelé encore, «le pays était dans une situation très compliquée : réserves de change réduites à rien, endettement international à 90 % du PIB».
«Aujourd’hui, la situation est meilleure qu’à l’époque, ce qui a fait longtemps croire aux autorités qu’il n’y aurait pas de soulèvement comme en 1988», a-t-il estimé, en rappelant que «les années 1980-1990 ont vu la transformation de ce secteur très planifié en lente privatisation».
Selon lui «le problème est la façon dont s’est faite cette privatisation, qui l’a été à coup de copinage, clientélisme et corruption. Un transfert collusoire qui a imprimé à l’économie algérienne des travers certains. Certaines entreprises du secteur privé sont pour partie en connexion avec l’État et entretiennent avec les différents clans des relations de vassalité et de connivence».
«Ces entreprises en connivence avec les pouvoirs en place reçoivent des privilèges de toutes sortes ce qui de manière collatérale pèse lourdement sur les performances de celles qui ne sont pas connectées au pouvoir. L’efficacité n’y est pas le mot d’ordre (…) Selon les estimations, le secteur informel représente la moitié du PIB», a analysé le Professeur d’économie.
Selon lui «à la différence de la première rupture de 1988 qui a vu se révolter les jeunes peu éduqués et pauvres des grandes agglomérations, désormais ce sont aussi les classes moyennes et les élites éduquées qui sont affectées par le retournement de la situation économique et qui composent les foules qui manifestent en ce moment».