Nous publions ci-après une contribution des professeurs Raouf Boucekkine et Nour Meddahi qui ne manquera pas d’alimenter le débat sur les répercussions économiques de la crise sanitaire du Covid 19.
La crise sanitaire exceptionnelle que nous vivons a des conséquences dramatiques sur l’économie mondiale. La France vient d’entrer officiellement en récession avec un vertigineux recul de son PIB de 6% au premier trimestre 2020 alors que le pays va arriver à peine au terme de son premier mois de confinement total. La descente aux enfers des économies italienne (entrée en récession dès février 2020) et espagnole risque d’être encore plus spectaculaire. Même la vibrionnante économie américaine a pris du plomb dans l’aile : 16,8 millions de nouvelles inscriptions au chômage en trois semaines, plus de quinze fois ce qui a été observé en 2008. Le concurrent chinois est, lui, loin d’être en position de jouer la locomotive de l’économie mondiale en 2020 : la Banque Mondiale craint à juste titre que la croissance chinoise ne tombe à 0,1 % en 2020, contre 6,1 % en 2019.
Dans ces conditions, deux réactions sont possibles : laisser faire la crise en espérant une restructuration vertueuse par la récession ou faire l’effort (colossal) de sauvegarder le tissu économique, notamment les PMEs, pour les préparer à la reprise plus ou moins proche. Les deux approches se sont déjà affrontées lors de la Grande Récession de 2008 : la France a préféré laisser faire (avait-elle les moyens de faire beaucoup plus ?) et l’Allemagne a beaucoup dépensé. A la reprise, les allemands étaient fins prêts pour rentabiliser rapidement leur investissement en temps de crise aigüe. Les français ont bien appris la leçon, qui viennent de décider de presque tripler leur déficit budgétaire en 2020 (à près de 8% du PIB !). La Banque Centrale Européenne ouvre les vannes grandes ouvertes. Et la Banque d’Angleterre est à l’unisson : elle financera directement les dépenses du gouvernement occasionnées par la crise sanitaire en utilisant la planche à billets et sans passer par les marchés financiers.
Notre pays ne doit pas être en reste, d’autant qu’à la crise sanitaire, s’ajoute une crise pétrolière, que la grave récession mondiale qui commence ne va sûrement pas arranger, avec ou sans accord russo-saoudien. Il est plus que nécessaire qu’à l’instar des autres nations de ce monde, à commencer par les plus puissantes, le gouvernement lance des programmes pour soutenir les ménages (notamment les plus nécessiteux) et les PMEs/TPEs, en perdition depuis déjà quelques années. Il est de la responsabilité de l’Etat de soutenir les compatriotes les plus affectés par la crise, et il est de sa responsabilité d’anticiper la récession et la reprise qui suivra en sauvegardant les PMEs/TPEs et en les modernisant. Et pour ce faire, notre pays ne doit rien s’interdire. Y compris le financement monétaire comme partout ailleurs dans le monde. Nous avons expliqué à plusieurs reprises que nous étions favorables au principe du financement monétaire, dans des proportions précises et sous conditions. Malheureusement, ce financement a été galvaudé par les gouvernements qui se sont succédés après septembre 2017. La dette publique interne a entre-temps augmenté de manière substantielle puisqu’elle était de 42% du PIB à fin 2019. Il parait donc délicat d’avoir recours uniquement à ce mécanisme de financement : vu les besoins, la dette publique exploserait à coup sûr.
Une autre possibilité existe. La Banque d’Algérie pourrait distribuer un dividende exceptionnel au Trésor d’un montant qui peut atteindre 1 500 mds DA (7,25 % du PIB de 2019). En effet, la Banque d’Algérie possède dans ses provisions 1 500 milliards de DA. Ce montant provient en bonne partie des gains de change faits par la Banque d’Algérie. Pour rappel, pendant la période 2000- juin 2014, le pays avait un excédent de la balance des paiements, ce qui a amené la Banque d’Algérie à acheter les devises au prix moyen de 75 DA pour un dollar pour les mettre dans les réserves de change. Depuis juin 2014, la balance des paiements est déficitaire, ce qui amène la Banque d’Algérie à revendre les devises au prix du jour, par exemple 127 DA pour un dollar actuellement. Ces gains de change ont permis à la Banque d’Algérie de distribuer à partir de 2016 plusieurs dividendes exceptionnels au Trésor, pour un total de 3 840 milliards DA sur la période 2016-2019. La Loi de Finances (LF) 2020 a prévu un dividende de 783 milliards DA pour l’année 2020.
Ces gains de change ont aussi permis à la Banque d’Algérie d’augmenter ses provisions, qui étaient de près de 680 milliards DA en juin 2014 à la veille du contre-choc pétrolier, pour être portées à 1 663 milliards DA au moment du départ de l’ancien Gouverneur Laksaci.
Le montant des provisions est plafonné par l’article 102 de la LF 2017 à trois fois le capital, capital qui a aussi été augmenté de 300 à 500 milliards DA en mai 2017. Notons que le même article de la LF 2017 stipule que le Trésor doit combler les pertes de la Banque d’Algérie si les réserves de celles-ci ne peuvent combler ses pertes. Selon le dernier Etat de Compte de la Banque d’Algérie en date de Novembre 2019 et publié par le Journal Officiel numéro 16 du 24 mars 2020, le montant de ces réserves était de 790 milliards DA, montant qui est appréciable.
Etant donné la situation exceptionnelle que traverse le pays, nous sommes favorables à ce que la Banque d’Algérie distribue un dividende tiré de ses provisions, qui s’ajoutera au dividende prévu par la LF 2020. Le montant de ce dividende additionnel peut atteindre le montant total des provisions, soit 1 500 milliards DA. La dette publique ne sera pas affectée par cette opération.
Nous sommes conscients des enjeux politiques actuels comme nous l’étions pleinement quand nous avons prescrit le financement monétaire encadré au printemps 2017 devant la crise très grave de liquidités qui menaçait le pays et ses fondements sociaux. La situation est incommensurablement plus grave qu’en 2017. Le préalable du changement de système n’est pas soutenable dans la crise exceptionnelle que nous vivons. La crise va durer dans le temps, le déconfinement sera compliqué à gérer avec la possibilité de plusieurs vagues de la pandémie en l’absence d’un vaccin, et la récession mondiale a toutes les chances d’être terrible.
L’enjeu est existentiel pour l’Algérie. Le pouvoir devra se montrer à la hauteur, non seulement en garantissant la transparence absolue dans les programmes de soutien à mettre en place en 2020 et au-delà (pour éviter un autre épisode ubuesque comme celui de la planche à billets à outrance), mais aussi en œuvrant franchement et volontairement pour le dépassement du système actuel.
La solidarité de tous les algériens est une nécessité pour traverser la crise actuelle. Les autorités doivent tout faire pour renforcer cette solidarité, le premier acte étant la libération de tous les prisonniers politiques et d’opinions, et des journalistes.
Raouf Boucekkine et Nour Meddahi
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