A chacun des lendemains des grandes crises qui ont secoué le pays (1962 avec la prise du pouvoir par le clan d’Oujda, 1980 avec le printemps berbère, 1988 avec la révoltes du octobre, 2019 avec le Hirak en cours), le pouvoir a pris pour cibles les hommes d’affaires. Ils ont toujours été les victimes expiatoires que l’on jette en pâture aux populations formatées au rejet des entrepreneurs qu’ils soient publics ou privés.
Des milliers de chefs d’entreprise en ont fait les frais en termes de procès expéditifs, de longues détentions préventives qui se terminent par des non lieu, des carrières et des vies brisées. Encore présents dans les esprits, ces mauvais souvenirs tétanisent aujourd’hui encore les entrepreneurs qui craignent d’être les victimes collatérales des cycliques déferlantes judiciaires.
Une rétrospective des événements subis par les entrepreneurs algériens depuis l’indépendance apporte effectivement la preuve que ces derniers n’ont jamais fait bon ménage avec les autorités politiques et les appareils judiciaires qui ont présidés aux destinées du pays, ni même, avec la population algérienne dont l’opinion a été forgée par le discours socialiste des années 70 et l’activisme syndical fortement imprégnée d’idéologie marxiste.
Les autorités politiques et les juges se ligueront bien souvent contre les entrepreneurs quels que soient leurs statuts. A chaque grande crise politique ils seront franchement hostiles aux entrepreneurs, notamment, privés, auquel ils mèneront la vie dure en les attaquant dans leurs vies privées ou en mettant en doute le bien fondé de leurs fortunes.
On se souvient qu’aux premiers jours de l’indépendance déjà, le premier président algérien, Ahmed Ben Bella, avait publiquement menacé «d’envoyer au hammam» les quelques entrepreneurs algériens en activité, qualifiés de « gros bourgeois » et, que c’est précisément à cette période, que de nombreux industriels avaient pris le chemin de l’exil après que leurs entreprises furent nationalisées sous prétexte, du reste jamais prouvé, de collaboration avec la France coloniale ou de fortunes mal acquises.
Le système socialiste qui s’installera de 1965 à la fin des années 70, consacrera clairement, à travers la Charte Nationale de 197 inspirée par Houari Boumédienne, le rejet du « privé exploiteur » des centres du pouvoir et sa mise à la périphérie d’un secteur public économique hégémonique, auquel est volontairement accordé le statut de service public qui lui confère le bénéfice d’une protection particulière de l’Etat.
La Charte en question stipule on ne peut plus clairement, que « l’Etat socialiste organise la production et la répartition du produit national et s’affirme ainsi comme l’agent principal de la refonte de l’économie et de l’ensemble des rapports sociaux ».
Présentée comme une classe sociale porteuse de tous les périls pour le projet socialiste que le pouvoir en place promettait d’édifier, la représentation de la place du secteur privé dans la société, ne pouvait, à l’évidence, être que négative. Un des passages de la Charte National stipulait en effet, de manière on ne peut plus tranchée qu’ « A aucun prix, l’Etat ne doit contribuer à créer, comme cela s’est fait dans les autres pays, une base industrielle au profit de la bourgeoisie locale qu’il se doit de limiter par des mesures appropriées ».
La messe anti libérale, que perpétuent aujourd’hui encore les partis politiques d’extrême gauche, est ainsi dite et le débat définitivement tranché en faveur des entreprises publiques sur lesquelles doit désormais reposer le devenir économique et social du pays. Le développement économique et social devient l’affaire exclusive de l’Etat, de ses technocrates et de ses entreprises.
C’est à eux et, exclusivement à eux, qu’échoient la responsabilité des orientations de politiques économiques et la réalisation des équipements structurants, le privé étant réduit, lorsqu’il en a la chance, à la fonction de simple sous traitant au service d’un secteur étatique outrageusement dominant. Exclus de tous concours financiers de l’Etat (subventions, prise en charge des pertes de change etc.), les opérateurs privés ne peuvent alors compter que sur leurs fonds propres et, bien entendu, sur les privilèges qu’ils peuvent, quelque fois, tirer de leurs réseaux de connaissances personnelles.
Il résultera de cette marginalisation, un complexe d’infériorité, voire même, une certaine crainte de tout ce qui appartient ou bénéficie de la protection de l’Etat, dont les entrepreneurs privés souffrent aujourd’hui encore en dépit des avancées notables que bon nombre d’entre eux ont effectué dans divers domaines de la vie économique et sociale.
Élevées au rang d’entités dominantes bénéficiant de soutiens politiques et financiers de l’Etat, les entreprises publiques soutenues sont ainsi devenues l’épine dorsale de l’économie algérienne.
Portées à bout de bras par le trésor public durant toute l’ère socialiste, elles continueront à bénéficier du privilège de l’infaillibilité grâce aux soutiens multiformes (assainissements financiers et recapitalisations) que lui apportera l’Etat après leur transformation en sociétés par actions (EPE/SPA), opérée tout au début des années 1990.
Les quelques trois mille entrepreneurs privés qui avaient survécu durant la période de chasse à la « la propriété exploiteuse » étaient contraints à « raser les murs » en assurant discrètement le fonctionnement de leurs unités en mettant à profit, chaque fois que possible, les dysfonctionnements de ces lourdes machines bureaucratiques et rentières qu’ont fini par devenir les sociétés nationales.
Bien que les réformes économiques et sociales de 1988 aient beaucoup contribué à l’amélioration du sort du secteur privé (société privée et EPE légalement mises sur un pied d’égalité, liberté d’entreprendre consacrée par la Constitution, accès aux crédits bancaires etc.), il n’en demeure pas moins qu’une certaine hostilité persiste, aujourd’hui encore, à son égard.
L’hostilité aurait même tendance à s’exacerber, voire même, à tourner à la diabolisation comme c’est le cas aujourd’hui, au gré des conjonctures politiques, des intérêts et partis pris des clans au pouvoir.
Les entreprises qu’elles soient publiques ou privées seront longtemps considérées comme subordonnées au pouvoir politique, seul à décider de leur réussite ou de leur échec. La conception de l’entreprise en tant que centre de création de richesses, n’apparaîtra qu’à la faveur des réformes de 1988 qui mettra sur un pied d’égalité l’ensemble des entreprises économiques activant en Algérie, en les érigeant toutes au rang de sociétés commerciales de droit privé soumises à la concurrence et à l’obligation de résultats.
Mais l’arrière pensée de subordination au pouvoir est restée intacte. Cela fera le bonheur de certains chefs d’entreprises qui s’enrichiront avec l’aide intéressée de certains barons du régime quand ils sont des entrepreneurs privés, s’accrocheront longtemps à leurs postes de responsabilité s’ils sont des entrepreneurs publics.
Mais à chaque fois qu’apparaissent de grandes crises politiques les pouvoirs en place n’hésitent pas sacrifier sans aucun état d’âme les uns et les autres pour sortir indemnes des crises systémiques. Des centaines de directeurs généraux d’entreprises publiques ont été jetés sans ménagement en prison avant d’être innocentés par des tribunaux aux ordres. Les patrons du secteurs privés n’ont également pas été épargnés par des scandales authentiques ou fabriqués de toutes pièces qui leur ont valu des incarcérations dont on ne saisit jamais les causes véritables.
Dans tous les cas de figures se sont toujours les entreprises qui font les frais de ces déstabilisations qui détruisent les outils de production que l’Etat et les tribunaux ne prennent jamais la peine de sauvegarder. On se souvient de l’affaire Khalifa qui a causé la fermeture d’une compagnie aérienne, d’une banque et d’une filiale de construction qui employaient des milliers de travailleurs, alors qu’on aurait pu les sauvegarder en les nationalisant ou en les cédant à des entreprises en activé.
La crainte est que cette tendance à confondre entre managers et entreprise se poursuive avec les oligarques qu’on vient d’incarcérer ou de poursuivre en justice. Un simple calcul montre que pour seulement douze des oligarques concernés, ce sont pas moins de 60.000 emplois et des des centaines de milliards de dinars d’actifs qui risquent de se perdre à jamais. La crise économique qui s’annonce à un bref horizon, recommande pourtant de préserver le moindre poste de travail et le moindre investissement.