Depuis l’indépendance du pays à ce jour l’économie algérienne est organisée de manière à dépendre totalement du pouvoir central. Il y eu certes une tentative d’autonomisation en 1988 mais elle échoua sous la pression des hauts dignitaires du régime qui craignaient de perdre les pouvoirs et avantages matériels qu’ils tirent de la régence du secteur économique.
Le régime algérien qui n’a jamais souhaité que les entreprises publiques s’émancipent à la faveur du système d’économie de marché instauré au début des années 80, a tout fait pour qu’elles restent sous la tutelle du gouvernement et elles y sont aujourd’hui encore. Qu’importent leurs résultats de gestion (Plus de 900 entreprises publiques sur 1400 sont déficitaires), seuls compte leurs disposition à obéir aux ordres des autorités en place.
Les entreprises privées, assujetties à certes règles de fonctionnement, ne sont guère mieux loties. Leurs patrons ne doivent jamais manifester de l’hostilité à l’égard des gouvernants et surtout éviter de jouer aux « troubles fêtes » à l’occasion des joutes électorales, le pouvoir tenant coûte que coûte à rester en ces circonstances, l’unique maître du jeu. Des résultats financiers des entreprises il n’en a cure puisqu’il tire toute sa puissance des revenus d’hydrocarbures. Une puissance multiforme qui permet aux gouvernants de distribuer cette rente aux populations subordonnées à leurs bons vouloirs. En Algérie, on ne parle jamais de richesses créées par les entreprises comme pour montrer à qui veut le savoir, que le sort des algériens dépend des seuls revenus pétro-gaziers. Ces derniers appartenant exclusivement à l’Etat, la toute puissance du pouvoir à régenter la vie économique et sociale des algériens est ainsi bien établie et admise comme une fatalité structurelle. Pour bénéficier d’une part de richesses distribuées par l’Etat dont certaines sont distribuées sous formes de privilèges, les algériens sont contraints de « filer tout doux » pour éviter qu’ils n’en soient privés.
Sous un tel système de gouvernance rentier et bureaucratique il n’y a évidement pas de place pour les entreprises qui créent de la richesse en remettant en cause le régime d’allégeance au pouvoir. Celles qui le sont pourront bénéficier d’un bon rythme d’expansion à condition qu’elles ne dépassent pas le seuil d’enrichissement tolérable. Les entreprises qui s’entêtent à s’émanciper de tutelle gouvernementale doivent s’attendre à toutes sortes de blocages et intrigues qui plomberont leurs projets et leurs résultats. C’est ce qui en grande partie explique le triste sort réservé au groupe Cévital dont les équipements d’une importante usine sont bloqués depuis plusieurs mois au port de Bejaïa en représailles au refus d’allégeance de son patron.
Qu’importent l’importance de la richesse et des emplois perdus, seule compte la sanction qui doit servir d’exemple aux entrepreneurs qui seraient tentés de s’émanciper de la tutelle du pouvoir en place. Et, c’est précisément cette manière de manager le pays et son économie, qui entrave la mise en œuvre de réformes destinées à instaurer un authentique système de marché dans le quel évolueraient des entreprises autonomes du champ politique, soumises à des règles de gestion universelles et protégées par une justice tout aussi autonome.
Tant que ces pré requis ne seront pas réglés, nos entreprises continueront à vivre à la périphérie de la rente pétrolière, seule habilitée à régir l’avenir économique et social du pays. Les richesses produites par les entreprises seront constamment faibles au point de ne pas compter dans le système de redistribution de la rente. On ne parlera que de l’argent de la rente pétrolière volontiers assimilé à l’argent du pouvoir. La représentation mentale est si forte qu’il n’est pas rare que les algériens parlent, selon le privilège qu’on leur a accordé, « de logements et locaux commerciaux du président, d’augmentations de salaires de Bouteflika » et autres formules, légitimant ce mode de répartition.
A l’évidence, le régime politique algérien ne veut pas déroger à ce mode de gestion rentier et bureaucratique qui prévaut dans notre pays depuis son indépendance. Mis à part le court intermède des réformes de 1988 que Bouteflika s’est vite dépêché de clore, tous les gouvernements ont veillé scrupuleusement à ce que les entreprises n’échappent pas à leur autorité. Tous les managers devront leur faire allégeance et promettre d’être à leurs services en toutes circonstances. Les dirigeants des entreprises publiques qui n’obéissent pas à ce principe n’ont aucune chance de durer à leurs postes, quand bien même, leurs résultats managériaux seraient excellents. Ceux des entreprises privées devront, quant à eux, s’attendre à toutes sortes de blocages, voire même, des redressements fiscaux et autres cabales judicaires pour des faits souvent anodins.
Le régime politique en place ne veut surtout pas « scier la branche sur laquelle il est assis ». De ce fait, il empêchera par tous les moyens possibles les entrepreneurs de prendre leurs distances vis-à-vis du pouvoir politique car cela reviendrait à leur laisser à terme tout le secteur économique grâce auquel le régime politique tient en place depuis des décennies. Ce retrait de la sphère économique pourrait lui faire perdre l’immense privilège de l’accaparement et de la distribution de la rente dont les entreprises créatrices de richesses et d’emplois pourraient alors s’occuper directement privant l’Etat de ce puissant levier de pouvoir qu’est l’économie. Un scénario catastrophe que le pouvoir ne souhaite évidemment pas, du fait qu’il lui ferait perdre tous les privilèges politiques, qu’il tirait et tire encore, de ce mode de répartition rentier et clientéliste.
L’autre crainte et, non des moindres, qui pourrait résulter de l’autonomie de l’économie, est l’émergence d’entreprises performantes qui deviennent si puissantes, qu’elles pourraient interférer directement dans les affaires politiques, voire même, coopter des élites dirigeantes qui échappent à ceux qui tiennent les rennes du pays depuis des décennies. En faisant barrage à ce genre d’entreprises le pouvoir en place cherche en fait à empêcher tout risque de rupture systémique que les entreprises pourraient provoquer, si elles venaient à s’autonomiser massivement des tutelles politiques. Elles pourraient contraindre l’Etat à se désengager de la sphère économique pour ne s’occuper que des fonctions qui sont universellement les siennes, à savoir, la régulation du marché, l’application stricte du code de commerce, la protection juridique des entreprises, la protection des travailleurs et de l’environnement etc. Le pouvoir qui a confisqué l’Etat, ne veut évidemment pas que ses attributions, actuellement sans limites, en soient ainsi réduites, au point de ne plus détenir les moyens de sa survie. Il veut continuer à régenter les forces vives de la nation (patrons, syndicats, partis politiques, associations etc.) et les moyens de production (entreprises, banques etc.) dans leur totalité pour être sûr de son maintien et, pourquoi pas, de sa perpétuation sur le long terme. Il fera, par conséquent, tout pour s’y opposer aux ruptures systémiques qui pourraient venir de la sphère économique, quitte à plonger le pays dans de graves crises politiques, à l’instar de celle que l’on vit actuellement.