Les campagnes algériennes déjà très mal loties sur le plan du développement économique sont en train de s’appauvrir encore davantage sous les effets conjugués de l’exode rural et du transfert des rentes agricoles vers les villes où elles sont consommées ou investies. Environ 2 millions de ménages ruraux ayant la particularité d’avoir de nombreux enfants et peu ou pas du tout de terres à mettre en valeur, seraient affectés par cette paupérisation rampante, de l’avis de nombreux économistes parmi lesquels le défunt grand spécialiste de l’agriculture algérienne Hamid Ait Amara et le professeur Abdelatif Benachenhou qui ont effectué d’intéressantes études sur cette problématique.
Pour ces deux chercheurs, la pauvreté qui affecte entre 1,8 et 2 million de ménages ruraux, notamment ceux qui ont le plus d’enfants et peu de terres à mettre en valeur, est d’abord et avant tout rurale. Celle que l’on perçoit à la périphérie des agglomérations urbaines n’en est qu’une extension générée par le départ vers les villes de campagnards déjà très appauvris.
Autant que dans les campagnes, la pauvreté est aujourd’hui largement perceptible dans toutes les agglomérations urbaines et semi urbaines désormais affectées par l’arrivée massive de paysans fuyant la mal vie dans leurs localités. Il suffit de s’entretenir avec quelques « déracinés », fortement présents à Alger et ses banlieues, pour être fixé sur l’origine campagnarde de l’écrasante majorité d’entre eux.
Leur drame se confond bien souvent avec celui, plus large, de l’agriculture traditionnelle en proie à une crise sans précédent. Une crise nourrie par une constante baisse des rendements et des revenus et, de surcroît, exacerbée par le départ massif de fellahs et le morcellement continu de terres qui n’ont plus grand à donner à ceux qui les exploitent.
Le peu de production agricole que les paysans parviennent à tirer de ces terres ingrates (seuls 0,3% des terres algériennes sont cultivables) prend généralement le chemin des villes, vendue souvent « sur pied » à des collecteurs informels qui les revendent immédiatement à des intermédiaires tout aussi informels résidents, pour la plupart, dans les villes.
Les recettes tirées de ces transactions ne reviendront jamais dans les campagnes. Elles sont consommées ou investies dans les villes et dans certains cas, transférées à l’étranger par le canal du marché informel de la devise. Les campagnes s’appauvrissent ainsi au gré du transfert hors du secteur agricole de rentes et de valeurs ajoutées réalisées dans le monde rural. Plus de la moitié de la valeur ajoutée générée par le programme national de développement agricole (PNDA) aurait fini dans les villes algériennes ou à l’étranger.
Ce sont pas moins de 450 milliards de dinars destinés à revigorer le monde rural qui auraient pris une toute autre destination, de 2004 à 2012, selon des estimations du professeur Ait Amara. Ce témoignage recueilli il y a quelques années auprès d’un vieux paysan kabyle qui s’accroche malgré son extrême pauvreté à sa terre, résume parfaitement la situation : « Le demi-hectare que vous voyez et que je partage avec un frère nous suffisait autrefois.
Même si on n’était pas riches, on ne manquait ni de fruits ni de légumes. Au début des années 1980 nous avions abandonné, mon frère et moi, cette parcelle pour travailler dans une entreprise communale de travaux qui embauchait à tour de bras. Depuis, cette terre ne nous intéressait que pour construire une maison familiale suffisamment spacieuse pour abriter nos familles de plus en plus nombreuses.
Près de la moitié de la surface agricole a ainsi servi à la construction de cette maison que vous voyez et qui ne sera sans doute jamais terminée car nous n’avons plus suffisamment d’argent pour le faire. Le peu de légumes que nous produisons est consommé sur place ou vendu à bas prix à des intermédiaires qui les revendent deux à trois fois plus chers sur les marchés de la ville. Ils sont devenus riches et, comme vous le constatez, nous sommes restés pauvres ».
Notre politique d’aménagement du territoire qui ne prévoit pas d’implantations locales d’usines de transformation de produits agricoles a livré le monde rural à toutes sortes de parasites du commerce informel qui captent aujourd’hui l’essentiel de la valeur ajoutée réalisées par nos exploitations agricole.
Ces fuites massives de capitaux seraient en grande partie responsables de la propagation de la pauvreté dans nos campagnes, selon le professeur d’économie et ancien ministre des finances, Abdelatif Benachenhou.
La massification de la pauvreté aurait également pour origine la modicité des salaires versés aux agriculteurs qui ont la chance d’avoir un emploi permanent ou saisonnier dans les exploitations agricoles publiques ou privées. En matière de revenus salariaux les agriculteurs sont aujourd’hui encore les moins bien lotis parmi les salariés algériens si on se réfère aux récentes statistiques de l’ONS qui font figurer nos fellahs au plus bas du tableau des salaires sectoriels.
La propagation de la pauvreté dans le monde rural et son prolongement dans certains quartiers urbains, a également pris racine à la faveur des exactions commises par le terrorisme islamiste essentiellement dans le monde rural. Des exactions qui ont contraint dans un premier temps des villages entiers à un isolement forcé, puis à la fuite des paysans vers des endroits mieux sécurisés, généralement à proximité des grandes villes.
Ce sera la première étape d’un exode qui se terminera dans les logements précaires ou insalubres des banlieues urbaines qui ont, de ce fait, pris l’allure de douars. Une organisation internationale des droits de l’homme a récemment estimé à près d’un million et demi le nombre de personnes ayant fui leur résidence d’origine essentiellement rurale en raison du terrorisme.
Des retours aux douars d’origines sont signalés çà et là, mais le nombre encore dérisoire de personnes ayant pris le chemin du retour, ne permet pas d’affirmer qu’il s’agit d’une tendance lourde et durable. Les dégâts occasionnés aux équipements collectifs (écoles et entreprises locales brûlées etc.) ayant amplifiés la désolation qui prévalait déjà dans certaines localités rurales, il est bien évident que l’exode rural en direction des villes a toutes les chances de se poursuivre tout au long des prochaines années, à moins que l’Etat fasse l’effort de reconstruire ce qui a été détruit et veiller à ce que les valeurs ajoutées constituées par les agriculteurs soient consommées ou investies en priorité dans les campagnes où elles ont été réalisées.
Il s’agit d’une prérogative expressément dévolue à l’Etat régulateur et rien dans ce sens ne pourra ce faire sans lui. L’Etat étant malheureusement pris sur d’autres fronts il est malheureusement peu probable que le développement rural figure au rang de ses premières priorités. Le processus d’appauvrissement des campagnes a, par conséquence, encore de beaux jours devant lui.