La démission du président du Conseil constitutionnel, Tayeb Belaiz, les répressions policières à l’endroit du peuple, les dénonciations croissantes dans la conduite des politiques économiques et monétaires du pays…sont des signes avant-coureurs d’une fin annoncée d’un système à l’agonie. Mais le risque est fort de voir la transition passait dans le camp des tenants du pouvoir qui sont en passe d’emporter la mise en nous proposant une équipe de transition acquise à leur cause. Situation dangereuse car le peuple ne veut pas de changement dans la continuité. Il refusera toute concession sur ses aspirations fondamentales et légitimes. Sommes-nous à l’aube d’une confrontation répressive ? Si c’est le cas, les porte-paroles désignés du peuple prendront leur part de responsabilité en raison de l’attentisme qui les caractérise depuis des semaines. Tentons ici de comprendre pourquoi les candidats potentiels demeure dans un attentisme fait de sempiternelles déclarations non suivies d’action et de dialogue.
La naissance d’une Nation
Le 22 février 2019, nous avons assisté tout à la fois à la fin d’un Régime et à la naissance d’une Nation. Le mouvement a été porté par le souffle d’une jeunesse détachée de ses dernières hésitations. Et elle a su transmettre cet élan, cette énergie, à tout un peuple. Ce mouvement est intergénérationnel désormais. Mais cette naissance d’une Nation est désormais confrontée aux défis de l’alternance sur des bases saines, inclusives et constructives.
Plusieurs questions se posent. Celle de l’inclusion d’abord : le peuple aura-t’il la volonté d’inclure ceux qui l’ont exclu de tout temps et de toute décision. Celle, ensuite, de la bonne gouvernance fondée sur le dialogue et l’intérêt collectif. Et enfin, celle de la mise en opération des différentes étapes indispensables à la construction d’un nouveau projet de société. Ces objectifs sont étroitement liés et ne peuvent être traités séparément.
L’alternance politique et la bonne gouvernance nécessitent des temps longs, des étapes bien pensées, des moyens, un dialogue et un consensus collectifs auxquels s’ajoute une expression participative la plus large et la plus directe possible du peuple. Pour ce faire, il nous semble indispensable de mettre sur pied une plateforme en charge de la transition associant à la fois le dialogue participatif et la nouvelle Constitution. Cette plateforme fera naître la nouvelle République à laquelle aspire tout le peuple algérien. Tout en étant constituée de personnalités irréprochables, elle devra être en relation constante avec la participation du peuple par le biais d’une consultation numérique dédiée qui assure transparence, efficacité et efficience du débat.
Cette plateforme devra, par ailleurs, naître de l’organisation « d’Assises de la Nation » qui poseront tout à la fois les questions de l’ADN du peuple algérien, de son histoire, de ses régions, de sa culture, de ses aspirations…, mais aussi le nouveau projet de société auquel il aspire, et enfin la liste des femmes et des hommes qui le représenteront dans la phase de transition.
Les leaders pressentis
Depuis quelques semaines, l’écume du mouvement populaire laisse entrevoir des candidats potentiels à l’alternance politique en Algérie, notamment parmi celles et ceux qui n’ont pas été au pouvoir durant ces deux dernières décennies, outre quelques démissionnaires comme Liamine Zeroual ou Ahmed Benbitour. Précisons que cette alternance serait conçue en deux temps au moins, l’un consacré à la plateforme collégiale de transition chargée de mettre en place de nouvelles institutions politiques, une Constituante afin de poser des dispositions nouvelles en vue de réécrire la constitution pour une deuxième République algérienne en prenant soin de poser les bases solides d’une démocratie tout à la fois représentative et participative. La foule immense, le peuple dans son entier, se veut d’ailleurs, en cet instant, véritable « démocratie désignative » en formulant clairement les noms des personnes qu’elle souhaite voir prendre des positions claires et franches sans tergiverser ou s’inscrire dans quelques jeux politiques lancinants et exaspérants.
Toute la question est de savoir pourquoi les candidats potentiels à une plateforme politique de transition s’obstinent à chanter clairement leur opposition au pouvoir en place tout en dansant un pas en avant, un pas en arrière, montrant ainsi une hésitation feinte dans un jeu politique maintes fois démontré et redouté. Redouté car la partie adverse au pouvoir se joue de ses hésitations pour avancer ses pions dans un jeu de Go redoutable où les timides « outsiders » finissent toujours par perdre face à la ténacité et la témérité des « insiders ». A force d’hésiter à construire ensemble cette plateforme, les tenants du pouvoir réinstallent leur système en convoquant tous les dispositifs possibles : institutionnels, sécuritaires, médiatiques, propagandistes…Et nous verrons bientôt émerger une équipe à leur solde qui sous couvert de dialogue et d’ouverture servira surtout à poursuivre les desseins d’un pouvoir bien établi.
La légitimité des porte-paroles du peuple ?
Tout d’abord, rappelons qu’il existe au moins trois conceptions de la légitimité des hommes susceptibles de guider la nation, la conception des hommes politiques et leurs affidés, celle du peuple et celle que nous associerons globalement aux intellectuels et experts dans leur ensemble. Premièrement, les hommes politiques en Algérie ont toujours considéré que toute action doit s’appuyer sur des règles (fussent-elles injustes et iniques dans leur pratique) qui dépassent les qualités des personnes. De la même façon que dans les entreprises publiques ou les administrations, ce n’est pas la compétence des cadres qui primait mais juste leur loyauté et les accointances que celle-ci permettait et justifiait (le népotisme, les détournements et la corruption n’en sont que les conséquences). Ainsi, ces politiques considèrent que même bafouées les institutions sont seules capables de structurer le destin politique d’une nation.
Le peuple et les intellectuels/experts à l’inverse ont une appréciation portée sur les personnes en priorité. A une nuance près, le peuple algérien a tendance à construire la légitimité et l’acceptabilité des personnalités sur une expérience forgée sur des temps longs, alors que la majorité des intellectuels et des experts s’intéressent d’abord à la valeur de l’expertise en dehors des enracinements dans le temps, c’est-à-dire à la « crédibilité » des personnes pressenties pour l’alternance politique. Autrement dit, il semble qu’il faille trouver des personnes qui ne seront pas rejeté par la base. En ce sens, il apparaît qu’un personnage comme Ahmed Benbitour serait considéré comme plus légitime que Mme Zoubida Assoul, indépendamment de toute rationalité.
Cela peut paraître injuste mais la légitimité et l’acceptabilité ne sont pas des données comptables. Ahmed Benbitour, titulaire d’un doctorat en économie, candidat à l’élection présidentielle d’avril 2014, chef de gouvernement démissionnaire en 2000, artisan des accords avec le Fonds Monétaire International, aurait même le score cumulé le plus favorable de l’armée, des politiques, des intellectuels et du peuple réunis pour les raisons qui jalonnent à la fois son parcours et son expertise.
L’attentisme incompréhensible des leaders
Toutes choses égales par ailleurs, nous nous posons toutefois la question de savoir pourquoi Mokrane Ait Larbi, Zoubida Assoul, Basma Azouar, Ahmed Benbitour, Mostepha Bouchachi, Djamila Bouhired, Chems Eddine Chitour, Abdallah Saad Djaballah, Hedda Hezam, Taleb Ibrahimi, Smail Lalmas, Abdelaziz Rehabi, Karim Tabbou et bien d’autres… nous semblent tous en position d’attente. Cet attentisme, loin de satisfaire le peuple, le plonge dans une interrogation persistante à laquelle il est temps de mettre fin définitivement en prenant des décisions claires, et en menant des actions concrètes en dehors des postures de rationalité exclusivement politique.
Le courage des opinions associé à celui des actions est une qualité que le peuple saura apprécier en temps voulu. Or, il apparaît également que les personnalités précitées ne semblent pas non plus disposées à dialoguer entre elles. Tout porte à croire deux choses : premièrement que les uns et les autres anticipent, à tort ou à raison, que le candidat qui appellera les autres se mettra en position de challenger et laissera à « l’appelé » la position de leader. Deuxièmement, que le peuple rejettera tous les candidats qui se hâteront et ne retiendra que ceux qui émergeront en fin processus de sélection par la rue. Or, nous l’avons déjà écrit, le peuple est surtout attentif à une expression d’un collectif et non de personnalités individuelles.
Les raisons de cet attentisme
Outre qu’en Algérie la culture du débat a de tout temps été biaisée ou bâillonnée, tentons de comprendre pourquoi ces candidats potentiels n’avancent pas de pied ferme afin de proposer des solutions alternatives pour sortir de cette hésitation qui handicape le processus de l’alternance politique.
Premièrement, le jeu politique impose la prudence lorsqu’il s’agit d’exposer sa personne, sa vision et son projet. Le comportement des candidats potentiels est souvent un indicateur de l’existence de stratégies d’acteurs. Les acteurs agissent en tenant compte systématiquement de la nature du jeu. Ces comportements résultent précisément des pratiques de transition non planifiée et non encadrée que nous subissons tous aujourd’hui. L’attentisme dans l’espoir d’un plébiscite massif de la population est une zone de confort à laquelle aspire chaque candidat potentiel à un leadership reconnu de tous.
Cet attentisme présente cependant deux inconvénients majeurs : il est à la fois révélateur d’un manque de courage politique qui leur sera tôt ou tard reproché, et révélateur d’une intention de reconnaissance par les autorités politiques en place avec lesquelles il sera indispensable d’envisager in fine un dialogue. Si ce dialogue est nécessaire, notamment avec l’armée, nul ne le conteste, c’est le sentiment d’une attente d’un aval, d’une intronisation, d’une approbation de la partie adverse qui peut paraître indécente. Les candidats à une plateforme de transition doivent absolument s’émanciper de cette tutelle qui n’existe plus que dans les têtes d’une certaine génération qui a été tributaire de la redistribution de la rente. Les jeunes, notamment, s’en sont complètement émancipés avant et après le 22 février.
Deuxièmement, l’attentisme peut aussi s’expliquer par le manque de dialogue entre les candidats potentiels en raison des mondes auxquels ils appartiennent. Chacun des candidats est plus ou moins conscient de la complexité de la tâche liée aux particularités sociopolitiques et socio-économiques du pays. Pourquoi cette prise de conscience ne suscite-t-elle pas de dialogue entre ces candidats ? L’une des explications possibles réside dans la difficulté de formulation des conventions pour des candidats qui appartiennent à des mondes différents où chacun d’entre eux se sent supérieur aux autres.
Dans le monde professionnel du droit, des droits de l’homme, de la défense du citoyen dans une grille de lecture régalienne, juridique ou judiciaire, il est clair que Zoubida Assoul ou Mostepha Bouchachi sont légitimes à se reconnaître un leadership naturel. En revanche, dans le cadre des questions économiques et financières, ou même dans un cadre plus académique de compréhension des problèmes et problématiques, ce sont d’autres candidats qui s’attribuent ce leadership naturel.
Dans le monde domestique des questions sociales, d’autres encore feront valoir le plébiscite des jeunes ou d’un autre pan de la société en leur faveur. Bref, pour un même contexte et des problèmes de même nature, tous ont un regard différent sur les solutions possibles en fonction de leur crédibilité (expertise), leur légitimité (leur parcours) ou leur acceptabilité (leur niveau de plébiscite populaire). Ces postures égocentrées rendent encore plus difficile l’obtention d’accords lorsque la convention sociale qui s’impose repose sur le mode patriarcal ou clanique. Dans ce cas, la domination masculine ou le respect des aînés s’imposent au plus jeunes et aux femmes.
Les dangers d’une absence de dialogue
Ce manque d’interaction constructive est politiquement décourageant pour le dialogue et l’échange en dehors des personnes relevant d’un même monde professionnel. Mais il n’est pas impossible d’envisager que le groupe le plus approprié à un moment donné impose les règles du jeu en supposant, dans le meilleur des cas, que ce qui peut lui convenir pourra convenir aux autres.
Ainsi, dans une phase pré-constitutionnelle de refondation des droits et libertés individuelles et collectives, il est probable que les tenants du clan des juristes ou des personnes ayant une forte expérience des institutions soient mises en position de leadership dans la phase de transition. A eux de comprendre que leur vision doit aussi satisfaire les autres aspirants à la conduite de la nation. C’est ce que l’on appelle, précisément, établir des conventions à l’échelle de la nation.
Ce manque de dialogue entre les candidats n’arrange pas les choses, au contraire, la situation devient encore plus délicate dans la mesure où la force (l’armée) va se substituer aux accords impossibles des forces vives de la nation. Ainsi, pour ne pas sombrer dans la violence et satisfaire l’aspiration du peuple algérien à un avenir meilleur, il faut se rendre compte de l’importance du processus de formation des conventions à l’échelle de la nation. L’élaboration des conventions est une alternative à la violence dans l’administration des affaires de la cité. Cette aptitude au dialogue est aussi une opportunité d’identification des leaders capables d’agir efficacement sous contraintes.
Il faut élaborer des mécanismes garantissant la prise en compte des diverses sensibilités en présence dans le pays. Pour ce faire, il est urgent qu’un dialogue entre les leaders, et en relation avec le peuple, se fasse au plus vite dans le cadre d’une plateforme dédiée.
C’est précisément ce que prône l’appel à l’organisation des « Assises nationales de la transition » qui vient d’être lancé par des citoyens algériens et auquel nous souscrivons pour qu’aucune tentative de récupération ne soit entreprise au détriment des intérêts communs du peuple algérien.