Nous reproduisons ici une excellente contribution de Nacima Ourahmoune, Professeur Associé en marketing et culture de consommation à KEDGE Business School, parue le 12 mars dernier sur la revue « The Conversation »
Le 8 mars 2019 a représenté l’apogée d’une série de manifestations initiées par la jeunesse algérienne contre la candidature à un cinquième mandat du président Bouteflika, 82 ans, largement diminué par la maladie. La jeunesse scande qu’elle veut un « président neuf, qui marche et qui parle ». Mais c’est tout le « système » établi que les manifestants veulent voir « dégager », bien au-delà de la personne du seul président, lequel vient d’annoncer qu’il renonçait à se présenter à nouveau. Cette posture, marquée à la fois par une détermination à « révolutionner » et un mode contenu, non-violent, frappe les observateurs. Il a emporté l’adhésion croissante des aînés longtemps paralysés par l’interdiction de manifester depuis 20 ans.
Les moins de 25 ans représentent 45 % de la population algérienne. Ces millennials connectés n’ont pas connu la décennie rouge des années 1990, mais les mêmes dirigeants au pouvoir et une difficulté d’accès à l’emploi, aux responsabilités dans un pays pourtant riche.
Les jeunes déploient de nombreuses initiatives positives en Algérie comme autant d’aspirations à la liberté et une acculturation aux codes de la culture mondiale socialisés dans les sociétés de consommation.
Un retournement du regard sur la jeunesse algérienne : Les marches de février et mars 2019 ont été saluées dans le pays et à l’étranger pour leur remarquable pacifisme, civisme et organisation. Les images des jeunes manifestants embrassant ou tendant une fleur aux policiers et aux femmes (lors de Journée internationale des femmes), celle de la distribution de bouteilles d’eau aux marcheurs, de secouristes volontaires ou du nettoyage des rues post-manifestations inondent la toile. Cela galvanise la fierté des Algériens dans leur ensemble, et surprend ceux qui connaissent mal un pays fermé au tourisme, quelque peu mystérieux.
Les jeunes Algériens se savent observés de l’intérieur et de l’extérieur. Ils sont hyper-connectés et avides d’incarner l’écart entre leur ouverture d’esprit et la fermeture symbolique du pays, entre l’immobilisme projeté par le style passéiste de leurs gouvernants et leur aspiration au changement, entre le caractère irresponsable des politiques publiques et leur message socialement responsable, mesuré, organisé.
Sur le web, les jeunes Algériens rendent également transparente leur gestion du mouvement, là où tout n’est qu’opacité à la tête du pays. Les mots d’ordre avec les « 18 commandements du manifestant algérien »exemplaire, pacifiste (silmyya), la logistique avec « corvée de nettoyage » post-manifestation circulent abondamment. Là où la spontanéité est muselée – à la télévision nationale –, les jeunes rétorquent via des débats citoyens dans la rue avec respect de la diversité des opinions.
L’humour, une arme massive de résistance : Cette jeunesse que l’on disait endormie, aigrie par le manque de perspectives en Algérie et obnubilée par le départ vers un Eldorado européen a montré avec force l’attachement au devenir de sa patrie, son enracinement – physique – dans le territoire (refus de dégradation de l’espace public), et l’affichage d’une sérénité et d’un humour, comme un talent jeté à la face du système interne qui les contraint à l’immobilisme et à celle des nations prospères qui les envisagent systématiquement comme une menace migratoire (une mobilité négative).
Les Algériens, au lendemain des manifestations, célèbrent ce « talent » démontré par les affiches de contestation qui agissent comme une explosion d’expression créative d’une jeunesse qui étouffe. L’humour est une arme massive de résistance des citoyens privés de liberté, il est donc pratiqué assidûment par les Algériens. Cette fois, cet humour a traversé les frontières. Une ouverture de l’imaginaire s’opère sous les yeux presque émerveillés des Algériens eux-mêmes, alors qu’ils redécouvrent des ressources créatives enfouies. Et les médias locaux titrent sur la « renaissance » de la nation algérienne.
« Il n’y a que Chanel pour faire le N°5 » : Un autre élément interpelle visuellement : la référence extensive, récurrente et variée à la culture de consommation globale au travers de la mobilisation de marques iconiques, films et séries, chansons comme ressources du discours de contestation. On lit par exemple : « Vous êtes Mal barré, Votre système nuit gravement à notre santé », en détournement des codes iconiques de Marlboro. Ou bien : « Il n’y a que Chanel pour faire le N°5 », en imitant la typographie et le graphisme noir et blanc de la marque. Et ceci également : « Regardez votre Rolex, il est temps de partir. » Ou encore : « Le peuple algérien demande un fauteuil présidentiel en Tefal, comme ça le nouveau président n’y collera pas. »
L’imagination des jeunes Algériens dans les rues du pays. DR, Author provided
Une autre affiche liste les différents modèles de Smartphones lancés au fil des ans par la marque iPhone et interpelle en ces termes : « Et vous, vous êtes encore là ? » en direction du pouvoir. On retrouve aussi les super héros, ou Star Wars ; on évoque Aznavour « On vous parle d’un temps qui a duré vingt ans/Et qu’on ne veut plus connaître #lepeupleAlgérien. »
De YouTube à « Younamar » : Ces messages servent, de nouveau, un double mouvement interne et externe. Les jeunes – branchés, ultra-connectés – signifient une volonté de ringardiser, par effet de miroir, le système dirigeant pour exiger le renouvellement générationnel au travers du jargon des marques de l’ère digitale. Le logo de YouTube devient YouNamar pour « Y’en a marre ». Le sigle du wifi est accolé à « Peuple Connecté. Système déconnecté », celui de Microsoft indique « Votre système 5.0 a besoin d’être rebooté ». Une affiche représente un dossier Microsoft qui mouline peine à installer la « démocratie en Algérie ».
La Constitution algérienne serait écrite sous format de marque Word, alors que celle des USA est difficilement manipulable, sous PDF. Explicitement, les manifestants brandissent : We want « ctrl+alt+suppr ». La sémantique techno vient accentuer le gap entre le pouvoir et les millennials, le tout en plusieurs langues (« Game Ovaires » pour le registre des gamers).
« Allo, le système ? » : La jeunesse algérienne, par là , inverse aussi le regard du système politique qui la croyait incapable d’exiger un meilleur sort. Le tournant digital déborde le pouvoir qui a sous-estimé sa capacité à mobiliser l’outil Internet, à se constituer d’autres savoirs et espoirs, à rêver le changement. De même, l’importation de produits de marques internationales depuis une vingtaine d’années ne se limite pas à l’usage utile d’artefacts. Les marques globales sont porteuses d’idéologies qui structurent les aspirations identitaires des jeunes consommateurs/citoyens nés dans une pluralité de références, à la différence de leurs aînés qui ont vécu l’ère socialiste algérienne avec un parti unique, des pénuries de produits et l’absence de logique de marques globales.
La fascination pour les styles de vie incarnés par les sociétés d’hyperconsommation largement consommés par les jeunes Algériens au travers de l’Internet et autres médias internationaux, la gouvernance jeune de Trudeau, Obama ou Macron constituent de puissants catalyseurs de motivation au changement incarnés dans une grammaire de signes mobilisés par les jeunes dans leur contestation. Par ailleurs, les marques et autres reliques de la culture de consommation font un pont avec le reste du monde et, en particulier, de la France si proche, avec laquelle la distance culturelle s’accroît sous la rhétorique du déferlement migratoire, et la baisse des visas accordés.
Au-delà du traditionnel « ingérence-indifférence » qui structure le ressort de communication entre les deux pays, les référents aux marques et consommations globales servent de connecteurs symboliques. Ce sont des ressources totémiques comme autant de marqueurs identitaires reliant les jeunes Algériens aux références des millennials de par le monde.
La contestation s’exprime, par ailleurs, en musique « globale » : par exemple, via la rappeuse Raja Meziane dont le titre « Allo le Système » mis en ligne le 4 mars 2019 totalise déjà 5 millions de vues. Néanmoins, il ne s’agit pas d’une simple absorption de la culture globale via la consommation mais d’un rapport complexe entre le local et le global sans nationalisme agressif. L’étude récente menée avec mes collègues sur le rapport des consommateurs à la marque iconique algérienne, un soda centenaire (Hamoud Boualem) qui concurrence Coca-Cola, détecte également un nationalisme non-oppositionnel, reconnaissant l’héritage de la marque locale sans dénigrer ou encenser le géant américain qui n’est pas vu comme un exogène occidental non plus. Nous avons également retrouvé les mêmes traits d’humour et aspirations hédonistes.
« Pour la 1re fois j’ai pas envie de te quitter mon Algérie » : Des jeunes hyper-connectés, qui s’adressent à l’extérieur. DR, Author provided (No reuse)
Les jeunes (dé)montrent au monde une acculturation suffisamment profonde à la modernité de leur génération pour en détourner avec humour les codes et revendiquer plus de liberté démocratique. Ce faisant, ils inversent le regard sur une société du Sud jeune, perçue comme bloquée et dépendante du Nord lorsqu’elle affiche une vision inclusive. Une inscription sur un mur d’Alger exprimait ainsi l’impact de la fierté véhiculée par la posture positive, ouverte et créative de la jeunesse algérienne : « Pour la 1re fois j’ai pas envie de te quitter mon Algérie ».
Cependant, les jeunes Algériens dénoncent, toujours avec humour, l’ingérence comme une continuité du réflexe collectif depuis l’indépendance. On note les affiches : « Dear USA there is no more oil left. Please stay away unless you want olive oil. » ou « Chers États-Unis et EU : Merci pour vos égards. C’est juste un problème de famille. Restez en dehors de cela. Ce n’est pas votre affaire. »
Le réveil de tout un peuple : Sans rupture avec le passé, résolument tournés vers l’ici et maintenant, les millennials algériens dépassent le trauma des dernières décennies. Ils hybrident leurs croyances ; ils maximisent l’usage des réseaux sociaux en captant les meilleures pratiques utiles à leurs aspirations ; ils twistent les codes de la consommation globale avec agilité et distance ; ils sélectionnent dans le passé glorieux de la guerre d’indépendance les fondements de leur algérianité sans nationalisme agressif.
Cet état d’esprit des millennials algériens sommeille depuis quelques années au travers du tissu associatif qui explique l’organisation réussie des manifestations d’aujourd’hui. Nombre d’initiatives encouragent à s’engager positivement et faire tomber la chape de plomb qui pèse sur les jeunes. Un exemple parmi d’autres : les documentaires de Riadh Touat « Wesh Derna » (« Qu’avons-nous fait ? ») célèbrent le positif de la jeunesse algérienne en Algérie. Le flux positif vient également des voyageurs millennials étrangers qui, visitant l’Algérie, en font l’éloge spontané en vidéo. Alors qu’on disait le peuple algérien anesthésié, à l’image de son dirigeant paralysé, la jeunesse algérienne vient de réveiller tout un peuple avec détermination et douceur, clairvoyance et espoir, avec civisme et humour. Reste à espérer que ce sursaut existentiel se traduise en un véritable changement politique pour une transformation générative d’un pays stratégique en Méditerranée et en Afrique.
Nacima Ourahmoune