Faute d’une stratégie économique consensuelle, la politique économique du pays se fait à coups de lois de finances annuelles et complémentaires promulguées par ordonnance pour éviter le débat sur des articles de loi sournoisement introduits pour faire face aux difficultés du moment ou pour affaiblir des forces susceptibles de menacer le système politique en place.
Cette manière de gouverner a permis aux autorités algériennes d’opérer un retour au « tout État » à peu près semblable à celui des années 70 incarné par la toute puissance du premier magistrat du pays à diriger seul, à coups de décrets et de lois de finances, les affaires importantes du pays. Comme au temps de l’Algérie socialiste et du parti unique, les autorités politiques en place veulent tout entreprendre, mais aussi, tout contrôler. Au moyen d’une administration publique aussi pléthorique qu’inefficace, elles veulent avoir la main sur tout, être présentes en tant qu’actionnaires majoritaires, barrer la route à des investisseurs gênants, favoriser des clientèles, injecter des capitaux dans des entreprises publiques insolvables, nommer et mettre fin aux fonctions des cadres dirigeants des entreprises publiques etc.
Mais à trop vouloir tout faire seul, l’État a fini par s’écarter de sa mission fondamentale qu’est la régulation, pour s’empêtrer dans une multitude d’interventions qu’il entreprendra mal et abandonnera bien souvent inachevées. En fait, l’État algérien n’a pas les moyens de ses ambitions de superviseur absolu. D’où la détestable image d’un Etat omnipotent et inefficace qu’il reflète, aussi bien, en Algérie qu’à l’étranger, au point d’avoir fait sombrer l’activité économique du pays dans une déprimante léthargie.
A ajouter à ce sombre tableau, la privation des chefs d’entreprises privées d’un avantage essentiel que les réformes de 1988 leur avaient accordé. Il s’agit de leur autonomie vis-à-vis du champ politique, de leur libre choix partisan et de la possibilité pour ceux qui en avaient l’ambition de briguer un mandat électif. Tous ceux qui commettront l’imprudence d’avoir pris option pour le camp politique adverse, subiront les foudres du pouvoir en place aux moyens de redressements fiscaux, du non accès aux crédits bancaires et, parfois même, de harcèlements judicaires.
L’article 6 alinéa 1 de le nouvelle loi électorale du 12 février 2012 prévoit même de déchoir de leurs fonctions, les députés et sénateurs qui pratiquent à titre personnel une profession libérale, les commerçants et les chefs d’entreprises, tenus de choisir entre un siège au parlement ou leur activité professionnelle.
La crainte obsessionnelle du pouvoir de voir les patrons émerger sur la scène politique à la faveur d’un processus électoral, est perceptible à travers la promulgation de ce type de lois essentiellement destinée à leur fermer l’accès aux plus hautes fonctions de l’Etat. « Ce n’est aujourd’hui pas bon pour les affaires d’afficher un attachement partisan pour un autre parti que ceux de l’alliance présidentielle mais, pire encore, d’avoir l’ambition de créer un parti politique autonome », nous affirme un chef d’entreprise privée sous couvert de l’anonymat.
De crainte que les entreprises privées prospèrent au point de donner un poids politique à leurs patrons, les dirigeants politiques usent de divers stratagèmes pour les empêcher de croître en régulant, notamment, l’octroi des commandes publiques, en compliquant les procédures d’investissements et, en cantonnant autant que possible, les petites et moyennes entreprises naissantes dans des activités de reventes en l’état de produits généralement importés.
La démarche d’éviction du privé de la sphère politique commence par l’entretien par certains cercles influents du pouvoir, du sentiment de suspicion à son égard qui avait pris racine, comme nous l’avions écrit plus haut, dans le dogme du « privé exploiteur » de la Charte Nationale de 1976, auquel il faut sans doute ajouter le travail de sape de certains syndicalistes ayant fait leurs classes, en tant qu’anciens ouvriers des usines Renault et Peugeot, à la centrale syndicale française (CGT) fortement dominée par le Parti Communiste et les mouvements d’extrême gauche.
A l’hostilité de ces syndicalistes qui avaient longtemps présidé aux destinées de l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA), il y a évidemment lieu d’ajouter celles des nouveaux partis et syndicats autonomes nés à la faveur des réformes de 1988. Le pouvoir et ces organisations semblent aujourd’hui s’être alliées pour empêcher que les patrons mettent les pieds dans l’espace politique en travaillant notamment à son discrédit idéologique et social.
Les idées propagées font malheureusement recette. Elles consistent à faire passer les patrons et, notamment les plus puissants d’entre eux, pour des exploiteurs sans vergogne dont l’origine de la fortune est nécessairement suspecte. Ils évoqueront, quelques fois même, leur proximité avec de hauts dignitaires du régime et de supposées relations d’affaires, rarement prouvées, qu’ils entretiendraient avec eux. La faiblesse chronique de la propriété privée est alors évoquée pour justifier sa mise à la périphérie du secteur public, son exclusion des centres de pouvoir et, bien entendu, pour faire admettre la nécessité de réduire les ambitions politiques de certains patrons.
On est aujourd’hui bien loin du temps où certains chefs d’entreprises privées ne cachaient pas leur ambition de mettre le pied dans le champ politique, en soutenant ouvertement une organisation politique capable de défendre leurs intérêts, voire même, créer leurs propres partis. Jusqu’au subit verrouillage opéré en 2009 par le chef de l’Etat, ces derniers étaient, en effet, nombreux à être séduits par l’idée de fédérer les entrepreneurs privés autour d’un puissant syndicat patronal, adossé à un parti politique capable de porter leurs idéaux et de défendre leurs intérêts en influant, notamment, sur le contenu des lois.
Même si elle n’était pas encore clairement formulée, leur ambition consistait à conforter, à l’aune d’une prodigieuse percée du secteur privé algérien (plus de 600.000 entités privées contribuant au PIB hors hydrocarbure à hauteur de 70% étaient recensées en 2011), l’ancrage dans la société algérienne d’une bourgeoisie nationale qui renait miraculeusement du collectivisme prédateur des décennies 60 et 70 qui avait ambitionné de la faire définitivement disparaître.
Détentrice d’un réel pouvoir économique que lui confèrent ses gros moyens financiers et ses alliances, notamment matrimoniales, avec des familles de hauts dignitaires politique ou militaires, cette nouvelle bourgeoisie d’affaires aspirait évidemment, avant le rappel à l’ordre de 2009, à peser plus lourdement dans les rapports de forces politiques et sociaux.
A travers l’importance des capitaux propres investis par les nombreuses entités privées qui existent aujourd’hui, leur importante contribution à la richesse nationale et leur capacité d’accumulation prodigieuse, il paraît bien évident que cette bourgeoisie d’affaires détient un réel pouvoir économique ou, plus précisément, un puissant pouvoir de l’argent, qui n’est paradoxalement pas conforté par des relais au niveau des plus hautes sphères de décisions politiques.