L’Arabie saoudite sortira plus forte de la situation chaotique actuelle du marché pétrolier, tant sur le plan économique que géopolitique, avec avant tout, plus de parts de marché. C’est ce qui ressort d’une analyse du Pr Jason Bordoff, fondateur du Center for Global Energy Policy de l’université de Columbia à New York. Une thèse appuyée par Sir Mark Moody-Stuart, ancien président de la Royal Dutch Shell et l’un des plus anciens directeurs de Saudi Aramco.
Le premier semestre 2020, bien que n’étant pas achevé, représente déjà la plus douloureuse des périodes de revers pour l’industrie pétrolière, notamment en raison de l’apparition de la pandémie du coronavirus. La demande s’est fortement contractée avec le confinement de près de 4 milliards de personnes dans le monde. Ceci, couplé à la surabondance de l’offre, a fragilisé les cours au point que le WTI est descendu sous la barre de 0 dollar le baril, durant un instant, au mois d’avril.
Aux Etats-Unis, par exemple, le schiste vit ses heures les plus pénibles depuis le boom de ces dernières années. Criblées de dettes, plusieurs compagnies ont déjà mis la clé sous la porte. Ailleurs, certaines tournent à perte depuis le début de l’année tandis que d’autres ont réduit leurs dépenses d’investissement et leurs dividendes, comme Shell, pour la première fois en plus de 70 ans Mais une seule de ces grandes compagnies a décidé de respecter son engagement de payer ses 75 milliards de dollars de dividendes cette année. Il s’agit de Saudi Aramco, la société publique saoudienne du pétrole.
Un important coussin de sécurité
Pour les experts, il ne s’agit pas de montrer que l’Arabie saoudite ne subira pas la crise. D’ailleurs, le pays a besoin d’un baril à 80 dollars pour équilibrer ses charges budgétaires. Or, aujourd’hui, le combustible s’échange à moins de 25 dollars. Comme tous les autres pays producteurs, le Royaume wahhabite a également vu ses recettes fiscales chuter alors qu’il impose des restrictions économiques pour stopper la propagation de la pandémie. Moody’s a réduit les perspectives financières de l’Arabie saoudite, il y a une dizaine de jours, car le pays a enregistré un déficit de 9 milliards de dollars au cours du premier trimestre. La semaine dernière, Mohammad Al Jadaan, le ministre des Finances, a déclaré : « les dépenses publiques devraient être profondément réduites et certaines composantes du plan de diversification économique Vision 2030 seront retardées ».
Mais contrairement à la plupart des autres producteurs, le pays dispose non seulement de réserves budgétaires importantes, mais aussi d’une capacité d’emprunt colossale. Le 22 avril dernier, Al Jadaan a révélé que le royaume a la possibilité d’emprunter jusqu’à 58 milliards de dollars en 2020. Son ratio dette/PIB était de 24% en 2019. C’est relativement faible par rapport aux autres pays producteurs du monde. Avec 474 milliards de dollars détenus par la Banque centrale dans les réserves de change, l’Arabie saoudite reste confortablement au-dessus du niveau d’environ 300 milliards de dollars, que beaucoup considèrent comme le minimum pour assurer l’inviolabilité de sa monnaie, qui est ancrée au dollar, ajoute Jason Bordoff. Cette situation financière, plus ou moins idéale, va non seulement faciliter la gestion de cette période de morosité, mais être favorable au statut de grand exportateur du pays.
Le royaume captera une bonne partie de la demande mondiale
Avec la récente course aux parts de marché entre elle et la Russie, l’Arabie saoudite a sécurisé de nouveaux contrats de livraisons dans le monde. Bordoff et Moody-Stuart estiment qu’elle se retrouvera avec des revenus pétroliers plus élevés et une plus grande part du marché pétrolier, une fois que la situation se sera stabilisée.
L’administration américaine de l’information sur l’énergie (IEA) prévoit que la demande mondiale de pétrole reviendra à ses niveaux d’avant la pandémie, d’ici la fin de l’année. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) quant à elle, est presque aussi optimiste, prévoyant qu’en fin d’année, la demande ne sera que de 2 à 3 % inférieure à sa moyenne de 100 millions de barils par jour, enregistrée en 2019.
Quid de l’extension des parts de marché de Saudi Aramco ? Aux Etats-Unis, le boom du schiste ralentit. Il n’a déjà plus la cote auprès des investisseurs préoccupés par les faibles rendements de l’industrie et les pressions politiques et sociales croissantes comme les campagnes de militants pro-décarbonisation. Or, la surabondance de pétrole pousse le stockage mondial de pétrole dans ses derniers retranchements. Les limites du stockage terrestre devraient être atteintes avant la fin de ce mois et un nombre sans précédent de puits de pétrole en production devront être fermés. Cela entraînera un gros ralentissement de l’offre américaine.
En effet, alors que le COVID-19 prépare le terrain pour un resserrement des marchés du pétrole et une hausse des prix, l’Arabie saoudite, ainsi que quelques autres États du Golfe et la Russie, non seulement bénéficieront de prix plus élevés, mais trouveront surtout des opportunités pour accroître leur part de marché et vendre plus de pétrole. Même aujourd’hui, avec des prix très bas, l’Arabie saoudite et le Koweït discutent de la possibilité de mettre sur le marché plus de pétrole provenant d’un gisement situé à cheval sur leur frontière commune. Les membres économiquement plus vulnérables de l’OPEP pourraient avoir plus de mal à investir dans le redémarrage et le maintien (et encore moins dans l’augmentation) de l’offre et verront donc la croissance de la production ralentir.
Les mauvaises performances en vue pour le schiste feront de la place pour Saudi Aramco
Moody-Stuart pense que le schiste américain en particulier, mettra des années à revenir à ses niveaux d’avant le coronavirus. En fonction de la durée pendant laquelle la demande de pétrole restera basse, la production pétrolière américaine devrait diminuer de 30 % par rapport à son pic d’avant la pandémie. La poursuite de la production de schiste restera très peu profitable, et seulement pour les sociétés mieux capitalisées qui émergeront une fois que les actifs des sociétés en faillite auront changé de propriétaire et que l’industrie sera consolidée.
Déjà, les entreprises du schiste qui ont bénéficié de gros crédits croulent sous les dettes et les prix actuels du baril n’arrangent pas les choses. On estime que la majorité n’aura pas les reins assez solides pour tenir dans un tel environnement de morosité. Elles sont donc appelées à fermer. Ce facteur, combiné aux réductions forcées de la production envisagée, va placer le schiste et ses entreprises dans une position très difficile.
Pour Arjun Murti, ancien analyste chez Goldman Sachs, même si les prix du baril aux Etats-Unis remontent à environ 50 dollars, la croissance annuelle de la production américaine se situerait entre zéro et 500 000 barils par jour, ce qui n’est que l’ombre de ce qu’elle était avec le boom connu au cours de ces dernières années.
Une importante partie des parts de marché laissées sur le chemin sera donc récupérée par l’Arabie saoudite qui profitera de relations économiques au beau fixe avec de nombreux marchés consommateurs, même à l’intérieur des Etats-Unis pour élargir sa base clientèle. Hors Etats-Unis, l’Arabie Saoudite profitera de son statut de swing producer pour combler les défauts de fourniture. « Il y a quelques semaines seulement, les perspectives pour l’Arabie saoudite semblaient sombres. Mais il est désormais difficile de voir le royaume autrement qu’en position de force », a affirmé Bordoff.
Ecofin