Dans cet entretien accordé à Algérie-Eco, M. Sahbi Othmani, ex-directeur général de NCA Rouiba, spécialisée dans la production de jus de fruits, revient sur ce qui a conduit cette entreprise à la crise, les raisons de son départ et s’exprime sur l’adossement de NCA Rouiba par le groupe français BIH (Castel).
Algérie Eco: NCA Rouiba vit depuis quelque temps une situation de crise. Expliquez-nous ce qui s’est passé pour en arriver à cette situation ?
Sahbi Othmani : Forts de la protection de l’ancien régime, riches de ressources financières illimitées, certains opérateurs jadis méconnus, ont investi de manière ostentatoire dans plusieurs filières industrielles dans le seul but de se trouver un podium qui servirait l’opinion d’un régime corrompu et en perte de vitesse.
Déployer des capacités de production à la hâte dans des filières déjà excédentaires et en difficultés ne posait aucun problème à ces pseudos investisseurs adeptes de surfacturation des importations et champions du blanchiment à travers les réseaux informels de distribution.
Ces acteurs jouissant d’un parrainage mafieux de certaines têtes couronnées n’étaient pas concernés par les enjeux vitaux d’une entreprise tels que rentabilité et trésorerie. Les marques qui passaient tous les jours leurs spots publicitaires à la télé ignoraient tous des notions de seuil de rentabilité ou de couverture de coûts. Nous avions face à nous des mastodontes industriels aux capacités illimitées qui bafouaient ouvertement les règles élémentaires de la concurrence détruisant des filières entières sous le regard complice de leurs parrains.
Ce spectacle désastreux a atteint son apogée à partir de 2016 comparativement aux années qui l’ont précédées pour monter encore en puissance avec le changement de régime de TVA en 2017.
Et NCA Rouiba dans tout ça ?
Même si cela devenait un véritable dilemme de survie pour nous, nous avons quand même continué à observer une exemplarité fiscale sans faille. Nous perdions de l’argent mais nous continuons à parier sur une relance à venir.
Devant un marché de détail en baisse de vitesse (crise économique aigue) et un marché de gros sur-stocké par des acteurs déchaînés et insoucieux nous étions contraints de prendre des mesures de repli afin de limiter l’impact du choc qui a eu lieu en 2017. Nous avons face à cette casse de prix sans précédent décidé de baisser les niveaux de production afin de vider les canaux sur congestionnés et profité de cette levée de pied pour passer des ajustements inévitables de prix.
2018 fut l’année de dégraissage : une baisse drastique des charges (-28% hors masse salariale) et une diminution de plus 15% des effectifs. La perte de 2018 relativement moins importante était due aux dépenses marketing que nous aurions dû couper. Nos efforts de communication ne faisaient aucun poids devant le matraquage médiatique de ces acteurs frauduleux qui se sont donnés face à un marché en baisse à un rythme effréné de promotions sauvages et de casse de prix.
Ces concurrents de taille vendaient les boites de jus en dessous de leurs propres prix de revient. Ce n’étaient pas des usines mais des bureaux de changes déguisés et des circuits sécurisés de blanchiment de cash.
Pensez-vous que l’entreprise soit hors de danger aujourd’hui ?
Je ne saurai vous répondre si ce n’est que j’ai quitté Rouiba au deuxième trimestre 2019. Ce fut une décision difficile à prendre pour moi sur le plan émotionnel mais en démissionnant pour me consacrer à d’autres projets d’envergure j’ai laissé derrière moi, sans avoir coupé le cordon pour autant, une entreprise en parfaite voie de sortie de crise. Vous pouvez consulter le communiqué diffusé par le conseil d’administration à ma sortie de NCA louant tout le travail que j’ai fait pour Rouiba durant presque vingt ans de direction générale.
Avant de quitter, nous avions conclu des accords de restructuration avec les banques et entrepris des projets d’extension internationale que j’ai accepté de piloter. Ceci était d’autant plus réaliste que les premiers fruits de notre bataille contre l’informel commençaient à être visibles avec la tombée du régime et des principaux protagonistes qu’on appelle la « issaba ».
Le président du conseil d’administration de NCA-Rouiba a diffusé un communiqué quelques mois après votre départ annonçant à demi-mots qu’il vous avait démis de vos fonctions…
Je ne pense pas que ce communiqué soit sérieux (sourire).
Pourquoi cette contradiction avec le communiqué accompagnant votre sortie ?
Au risque de reprendre le brillant Driss Aberkane, quand on met les projets au service de son égo et non son égo au service de ses projets, on n’a d’autres arguments, en cas d’échec, que de dire que c’est la faute des autres.
Après mon départ, l’entreprise a connu six mois de glissade. Il fallait tout de suite recruter un nouveau manager. Aucune compétence interne n’a pu émerger et le focus était mis sur les solutions de cash out pour la sortie du fonds et non sur la restructuration de la dette en priorité.
On parle dans les coulisses d’un conflit d’intérêt qui vous oppose au président du conseil d’administration de NCA Rouiba via la société Carthago…
La société Carthago a été créée en 2009 pour aider Rouiba à faire face à un marché informel sclérosé par les pratiques courantes du sans factures. Cette société d’une exemplarité fiscale inédite dans le domaine de la vente en gros est donnée comme un exemple de véritable joyau de la distribution en Algérie défiant toutes les pratiques établies.
Son sort étant scellé à celui de Rouiba, cette société a subi, pour les mêmes raisons évoquées plus haut, les mêmes difficultés sans possibilité d’ajustement.
Pour ce qui est du conflit d’intérêt présumé, cette question sera exposée et traitée au moment voulu devant qui de droit.
On parle justement d’un conflit qui vous oppose à certains membres de votre famille, pourriez-vous nous en parler ?
Oui il y a un conflit familial interne mais ça ne doit pas être une occasion pour des sorties médiatiques inutiles.
On peut être accro aux lumières comme à l’exercice du sensationnel mais cela ne doit pas mettre en péril l’image et l’intérêt de l’entreprise.
Le Board actuel cherche de nouveaux actionnaires pour sortir la société de la crise, qu’en pensez-vous ?
L’arrivée d’un nouvel actionnaire stratégique est toujours bénéfique pour une entreprise pour peu qu’il y ait un véritable apport de synergie. Le bémol c’est que chaque augmentation de capital dilue davantage le poids des petits actionnaires, c’est un équilibre d’intérêts fragile que le conseil d’administration se doit de préserver.
Pour le cas de NCA Rouiba, il semble que l’intérêt de faire rentrer le groupe BIH dans le capital de Rouiba en offrant une voie de sortie royale et inespérée à certains actionnaires a primé sur toutes les autres solutions qui préservent l’intérêt des petits porteurs.
A partir de là, on peut mettre une entreprise à genoux et présenter ses alliés comme les salvateurs uniques. J’espère qu’on n’aura pas à assister à ça un jour.
Quel serait dans l’absolu l’apport stratégique d’un acteur tel que BIH ?
Pour moi le mariage Rouiba BIH est une carrière perdue d’avance. BIH appartient au groupe Castel connu pour la production et la distribution de bières et de vins en Algérie comme à l’international. Rouiba est un emblème national qui colle à l’identité de l’Algérien dans sa plus grande authenticité. Cette association marquera la fin de Rouiba.
Quel est l’impact sur les petits porteurs d’une telle opération ?
Il y aura une dilution certaines des petits porteurs qui ne voudront pas vendre leurs actions. Personnellement je vivrais ça comme un hold-up surtout que d’autres solutions sont toujours d’actualité.
Quelles sont les solutions que vous auriez envisagées pour NCA-Rouiba ?
Avant toute chose, on ne peut abandonner la gestion d’une entreprise de la taille de Rouiba entre les mains de personnes notoirement incompétentes et novices sous prétexte de liens de famille. Il était donc prioritaire et urgent d’assurer la continuité de l’activité en recrutant comme prévu un directeur général pour me succéder. L’intérim de façade assuré par le PCA a vite montré ses limites face aux enjeux opérationnels.
Parallèlement, la libération du marché des mains de l’oligarchie est un excellent alibi pour rassurer et mobiliser les troupes autour du rebond de Rouiba. Combiner les solutions bancaires avec des solutions patrimoniales (lease back sur certaines équipements, cession d’actifs non productifs, reprofilage de dettes à court terme…) surtout que l’entreprise présente un actif net positif et un goodwill inestimable de sa marque. Avec un engagement visible des principaux actionnaires et un plan de relance à la fois ambitieux et réaliste, les bailleurs comme les fournisseurs n’ont aucun mal à suivre.
Enfin, c’est le moment ou jamais pour NCA Rouiba de cueillir les fruits d’une bataille historique contre l’informel et l’insoumission fiscale. Il faut ouvrir les perspectives de l’export, nouer des alliances stratégiques avec des grands agriculteurs et des transformateurs de fruits, trouver des synergies industrielles avec d’autres opérateurs qui apporteraient une demande ou un complément stratégique en termes de processing ou de co-branding.
Il faut en gros structurer la dette en profitant de cet élan pour intégrer un projet de transformation de fruits qui pourrait permettre à cette entreprise historique semi institutionnelle de solliciter le soutien de l’état via les banques Algériennes et les fonds d’investissements locaux. Une intégration vertueuse de la chaîne de valeur en amont qui donnerait un souffle aux agriculteurs, préserver et créer de nouveaux emplois en diminuant surtout le poids des importations et l’exposition au risque de change.