Avec son entrée en bourse, le 11 décembre 2019, la Saudi Aramco, la compagnie pétrolière saoudienne, a réalisé la plus importante IPO de l’histoire. Elle a permis la levée de 26,5 milliards $, dont 2,3 milliards souscrits par des agences gouvernementales saoudiennes, une réussite mitigée si l’on considère l’ambition initiale de lever 100 milliards $. Le cours des actions a grimpé de 10 % au lendemain de l’opération. Cependant, malgré ces chiffres vertigineux, demeurent des questions, notamment celles des risques climatiques auxquels est exposée la compagnie.
L’Agence Ecofin s’est entretenue avec Thibault Laconde, le président et fondateur de Callendar, une entreprise spécialisée dans les études des effets climatiques. L’entreprise a édité, en novembre dernier, une étude intitulée : « Saudi Aramco : Evaluation préliminaire des risques climatiques ». Thibault Laconde, qui enseigne les effets du réchauffement climatique en école d’ingénierie, revient sur les données majeures de l’étude et sur leurs implications pour l’introduction en bourse de la plus grande compagnie au monde.
Agence Ecofin : Quelles sont aujourd’hui la nature et l’origine des risques climatiques encourus par la Saudi Aramco ?
Thibault Laconde : La Saudi Aramco a une situation un peu particulière qui est liée au fait que l’essentiel de son activité se trouve dans une zone géographique bien précise. Il s’agit de la Péninsule arabique qui est très exposée à certains aléas dont les températures extrêmes et les risques d’inondation. Si on reprend les différents types de risques, il y a la température qui présente un risque pour les équipements dans un premier temps. Certains équipements ne fonctionnent plus ou alors moins bien quand la température dépasse des valeurs limites. Il y a aussi un risque pour les salariés. Plus il fait chaud, moins on travaille efficacement. Et passé un certain seuil, il y a un risque pour la santé.
Il y a aussi un risque lié à l’élévation du niveau des océans. La plupart des installations pétrolières, parce que c’est une industrie qui dépend beaucoup des transports maritimes, sont situées en bordure de mer. Du coup, au fur et à mesure que le niveau de la mer monte, il y a un risque d’inondation pour les installations pétrolières. Il y a aussi un risque d’intrusion saline, c’est-à-dire d’avoir du sel qui envahit les installations et augmente leur corrosion. Le troisième type de risque est celui de l’inondation. L’Arabie saoudite n’est pas un pays qui a des cours d’eau dont le niveau peut monter, mais elle connaît quand même des inondations en cas de crues intenses. Et c’est déjà arrivé dans le passé, que des installations de la Saudi Aramco soient inondées. Le quatrième risque pour l’entreprise se produit quand, à l’inverse, il n’y a pas assez d’eau. Les activités pétrolières nécessitent une quantité d’eau importante. A cause de la rareté de cette ressource dans la région, l’entreprise est obligée d’en produire grâce à des usines de dessalement qui coûtent cher et consomment assez d’énergie. Et au fur et à mesure que le temps va passer, le climat va potentiellement devenir plus aride et les réserves d’eau souterraine vont être épuisées. La part d’eau qui devra être produite par dessalement sera plus importante, ce qui augmentera les coûts pour l’entreprise.
AE : Ces risques, sont-ils spécifiques à la compagnie ou au secteur pétrolier en particulier ?
TL : Ce ne sont pas des risques qui sont spécifiques à cette entreprise ou aux activités pétrolières en particulier. La plupart des activités industrielles reposent sur des chaînes de valeur complexes, des investissements lourds qui ont été faits, parfois il y a plusieurs années, sans que les paramètres climatiques et environnementaux soient forcément pris en compte. Elles sont donc exposées parce que les hypothèses prises en compte à leur création ne sont plus valides.
AE : Quel est le coût de ces risques précédemment évoqués pour la productivité et la rentabilité de la Saudi Aramco ?
Cette estimation est très difficile à faire sans avoir des informations qui sont internes à l’entreprise. En outre, l’objectif de cette étude n’est pas de déterminer un coût, même si évidemment c’est ce qui est souhaité dans le cas de cette opération, puisqu’il s’agit de déterminer combien ça vaut, et si on achète ou pas. Mais cette opération est très difficile sans la collaboration de l’entreprise. L’objectif de l’étude est d’alerter sur ce sujet et faire savoir que même dans l’intérêt de l’entreprise, il faudrait qu’elle s’y penche un peu plus.
AE : A cet effet, la Saudi Aramco connaît l’existence de ces risques puisqu’ils sont déjà survenus. Pourquoi à votre avis, n’ont-ils pas été plus détaillés dans le document de présentation des actifs ?
TL : Ces risques ont effectivement été évoqués. Mais dans cette opération, il y a un problème de transparence de manière générale. Il a d’ailleurs conduit beaucoup d’investisseurs potentiels à renoncer à prendre des parts dans l’entreprise. Donc, le peu de cas fait du risque climatique s’inscrit dans un contexte général où l’entreprise n’est pas forcément très enthousiaste à l’idée de partager des informations. Et par ailleurs, même si ce sont des risques qui, pour certains, se sont déjà réalisés, ils sont peut-être moins bien compris comme un risque par l’entreprise et par beaucoup d’investisseurs potentiels que, par exemple, les risques géopolitiques ou terroristes qui sont beaucoup plus identifiés. Je ne peux pas parler au nom de l’entreprise, mais c’est l’impression que j’ai.
AE : Cette situation de manque d’information, ne risque-t-elle pas d’entraver une potentielle introduction de la compagnie sur les marchés internationaux ?
TL : Ce n’est pas le seul problème qui risque de se poser. A l’origine, c’est une introduction sur la bourse de New York qui avait été engagée. La compagnie y a, par la suite, renoncé parce que ça les aurait obligés à partager plus d’information que voulu. Donc oui, ça serait probablement un problème et ils seraient sans doute plus interrogés sur ce sujet-là s’ils décidaient, dans quelques années, de retenter une introduction dans une bourse internationale. Et je ne suis pas certain que ça soit quelque chose qui se passe, en tout cas à court terme.
AE : Si la Saudi Aramco décidait de prendre en compte les risques climatiques, quelles mesures pourrait-elle prendre pour atténuer leurs effets ?
TL : La première étape serait d’avoir un diagnostic beaucoup plus précis que celui que nous avons établi. Il faudra une cartographie des risques d’une installation à une autre pour bien détecter les sites les plus sensibles, les plus exposés. Et puis au fur et à mesure, par exemple, des problèmes de maintenance des différents équipements, la Saudi Aramco devra faire en sorte de remplacer les parties exposées ou atteintes par du matériel plus résistant.
AE : Si aucune mesure n’est prise, peut-on supposer à terme que la situation aura un impact sur la valeur même des actifs qui sont en cours d’émission ?
TL : Oui et on a des exemples maintenant. Ce sera de plus en plus souvent le cas d’entreprises qui se retrouvent en très grande difficulté, voire en faillite, parce qu’elles sont confrontées à un événement climatique qui souvent était prévisible, mais qu’elles n’ont pas su anticiper. On peut imaginer que ce soit le cas pour Aramco. Après, il y a une dimension de chance, une probabilité de réalisation de ces risques, mais dans tous les cas, leur existence est certaine.
AE : La plupart des compagnies semblent ne pas prendre au sérieux ou en compte les alertes données par les scientifiques sur les risques climatiques en général. Pourquoi ?
TL : C’est une bonne question. Il y a plusieurs facteurs qui entrent en compte. Le fait, par exemple, que depuis les années 90, l’accent est mis plutôt sur la réduction des émissions, de l’ampleur du réchauffement climatique plutôt que sur la gestion de ses effets. C’est encore cet axe-là qui est prioritaire pour beaucoup d’entreprises. Il y a aussi le fait que l’information scientifique n’est pas forcément très accessible. Le cadre réglementaire est encore inexistant, ce qui crée un manque d’obligations sur ces questions-là. En résumé, il y a plusieurs facteurs qui contribuent à ce que, pour le moment, les effets du changement climatique sur les entreprises soient un sujet assez peu exploré, y compris dans des opérations aussi importantes que l’introduction en bourse de ce qui, apparemment, est la plus grande entreprise de la planète. Néanmoins, il y a une tendance à la prise en compte croissante de ces sujets.
AE : Conseilleriez-vous aujourd’hui d’acheter des titres de la Saudi Aramco ?
TL : C’est un arbitrage pour chaque investisseur, du niveau de risque qu’il est prêt à prendre, de la durée de l’investissement et du rendement qu’il peut en tirer. Je comprends que certains investisseurs veuillent acheter, malgré tout, des parts de l’entreprise, mais moi je ne suis pas forcément bien placé pour donner un avis éclairé là-dessus. En réalité, je n’aborde qu’un seul sujet qui ne permet pas d’avoir une opinion éclairée sur l’ensemble.
Ecofin