Début septembre, la compagnie turque Tosyali, un des plus grands producteurs d’acier au monde, a annoncé un nouveau grand projet industriel au Sénégal. Elle a conclu un accord avec Dakar pour créer une zone économique spéciale afin de stimuler l’activité des PME dans le pays. Si ce projet n’a pas fait grand bruit hors du Sénégal, il reflète bien la stratégie assez discrète, mais efficace, de la Turquie pour accroître sa présence sur le continent africain. Dans la course à la conquête de l’Afrique que mènent toutes les puissances mondiales, l’offensive turque n’a rien à envier à ses compétiteurs…
Des chiffres qui ne trompent pas : Depuis un peu moins de deux décennies, les relations turco-africaines se sont véritablement consolidées et cela s’observe sur plusieurs plans. Comme Tosyali avec l’Etat sénégalais, plusieurs entreprises turques ont conclu ces dernières années des contrats de plusieurs centaines de millions de dollars avec les pays africains. Un exemple marquant : en 2016, lorsqu’il a retiré le mandat de construction de l’aéroport Blaise Diagne à Saudi Binladin Group, le président sénégalais Macky Sall l’a confié à un consortium turc constitué des entreprises Summa et Limak.
En dehors du Sénégal, citons le contrat de 1,7 milliard $ conclu il y a quelques années par Yapi Merzkei, compagnie turque de construction, pour la ligne ferroviaire Awash-Weldiya. Selon Ruhsar Pekcan, la ministre turque du Commerce, nommée en 2018, les sociétés turques ont réalisé en Afrique plus de 1150 projets, représentant une valeur de 65 milliards $, sur les 15 dernières années. Sur la même période, le commerce de la Turquie avec l’Afrique a plus que sextuplé, pour atteindre 20,6 milliards de dollars.
En dehors des investissements privés et du commerce, les relations entre Ankara et le continent africain se sont également consolidées sur le plan diplomatique. On compte aujourd’hui plus de 41 ambassades turques sur le continent (contre 12 en 2009), et Turkish Airlines propose des vols à destination de 52 villes africaines (contre 4 en 2008), plus que tout autre transporteur international.
Une stratégie sobre, mais efficace : Si elle entretient des relations plus anciennes avec l’Afrique du Nord, l’intérêt accru de la Turquie pour l’Afrique subsaharienne n’a commencé que vers la fin des années 90 et le début des années 2000. Auparavant, la politique étrangère turque n’accordait qu’une faible priorité au continent noir, les différents régimes depuis 1923 (année de la proclamation de la République turque par Atatürk) se focalisant sur le monde occidental et les voisins de la région.
Les initiatives turques en Afrique diffèrent de celles des BRICS, ce groupe de puissances regroupant le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, mais également celle des autres puissances européennes. Contrairement à ces dernières, la Turquie n’a pas de passé «colonial» sur le continent, ni les avantages, ni les handicaps qui vont avec. «Le fait que la Turquie ait gagné son indépendance à l’égard de certaines de ces mêmes puissances inspire de la sympathie chez les pays africains », expliquent Alexis Habiyareme et Tarik Oguzlu, dans une publication parue en 2014.
Depuis la mise en œuvre de sa politique d’ouverture sur l’Afrique après l’élection de M. Erdogan, la Turquie allie coopération économique, politique et humanitaire. Cette approche est vue depuis Ankara comme « originale », car différente de celles des autres puissances qui avancent leurs pions sur l’échiquier africain. Aider les pays africains à développer leurs économies tout en renforçant son propre poids à l’échelle mondiale semble être le leitmotiv de la Turquie, elle qui ne cache pas ses ambitions de devenir la 7e puissance mondiale (en parité de pouvoir d’achat), d’ici 2020. « L’engagement économique, politique et humanitaire turc est moins conditionné que celui de l’Union européenne. Et la Turquie est bien moins agressive que la Chine du point de vue économique », explique, à Libération, Sinan Ülgen, directeur du centre d’études économiques et des relations internationales d’Istanbul.
Si on parle peu de la Turquie, sa puissance économique n’est plus à prouver. Depuis le début des années 2000, le pays a affiché un taux de croissance annuel moyen du PIB de plus de 6% sur 13 années. Son produit intérieur était de 851,1 milliards $ en 2017, soit plus du double du PIB du Nigeria ou de celui de l’Afrique du Sud. Membre du G20, Ankara est la première puissance du Moyen-Orient, devant l’Arabie saoudite et l’Iran.
L’assistance humanitaire : L’aspiration de la Turquie à devenir un acteur plus influent dans la politique mondiale a conduit le pays à adopter une diplomatie humanitaire. Pour cela, elle a accru son engagement dans différentes régions, y compris l’Afrique, tant par l’intermédiaire des organismes gouvernementaux que des organisations de la société civile. Selon le « Global Humanitarian Assistance Report » paru en 2014, la Turquie a fourni, cette année-là, 383 millions $ d’aides au développement aux pays d’Afrique subsaharienne, soit le tiers du budget total alloué à l’aide humanitaire. Ce chiffre est d’autant plus considérable quand on sait qu’en 2013, le pays était le troisième plus grand donateur au monde après les Etats-Unis et le Royaume-Uni.
Le principal organisme d’aide de la Turquie est le Tika qui accroît progressivement ses activités sur le continent. Parmi les pays africains qui bénéficient de l’aide turque, on retrouve, entre autres, la Tunisie, la Libye, l’Egypte, le Sénégal, le Niger, le Soudan, ou encore l’Ethiopie, la Somalie, le Kenya, le Cameroun, la Namibie. Dans ces pays, le Tika développe des programmes principalement dans l’éducation, la santé et même l’agriculture.
En Somalie, par exemple, la Turquie a massivement investi dans la lutte contre la famine, la reconstruction de l’aéroport de Mogadiscio, des écoles, des hôpitaux. Elle est aussi présente aux côtés de l’armée du pays qu’elle entraîne. En décembre 2017, Ankara a obtenu du Soudan un bail de 99 ans à Suakin, sur la mer Rouge. Selon les termes de l’accord de 4 milliards de dollars, la Turquie doit restaurer l’île et développer le port attenant.
Les relations économiques : Au-delà de l’aide humanitaire, les relations entre Ankara et l’Afrique s’étendent également à l’économie et au commerce. Les investissements turcs sur le continent ont crû ces dernières années, même s’ils demeurent moins importants que ceux des pays du BRICS. Selon un rapport de recherche publié en juillet 2017 par la docteure Elem Eyrice Tepeciklioğlu, de l’université de Yasar, les investissements directs de la Turquie en Afrique étaient de 6,2 milliards $ en 2016, contre 400 millions $ en 2007. De la construction aux infrastructures, en passant par l’agro-alimentaire, la santé et les transports, la Turquie place ses pions dans la plupart des secteurs essentiels aux économies africaines.
Par exemple, au Ghana, les entreprises turques produisent 35% de l’électricité, mais investissent également des fonds dans le traitement des eaux usées et la production d’eau potable. En outre, la Turquie coopère aussi avec le Nigeria chez qui elle achète du gaz naturel et du pétrole, deux produits essentiels pour la première économie d’Afrique. Dans le secteur énergétique, des accords de coopération existent entre Ankara et d’autres pays africains, comme Djibouti, le Cameroun, le Niger, le Soudan, le Kenya, la Gambie, ou encore le Rwanda. «Nous savons que le XXIe siècle sera forgé par le peuple africain. Il ne s’agit pas là d’un avenir lointain. En 2050, la population mondiale aura augmenté de 2,2 milliards de personnes. Plus de la moitié de cette augmentation se fera en Afrique. Ces nouveaux citoyens auront besoin d’emplois. Si suffisamment d’emplois sont créés, l’Afrique deviendra un centre de croissance mondiale», déclarait en 2018 la ministre turque du Commerce, à propos de la vision à long terme de son pays.
Les échanges commerciaux : Si dans les années 2000, les échanges commerciaux entre la Turquie et l’Afrique dépassaient à peine la centaine de millions de dollars, ce chiffre atteint aujourd’hui les 20 milliards $. Cette importante hausse est due, d’un côté, à la demande en biens de consommation des nouvelles classes moyennes africaines, et de l’autre à l’appétit grandissante d’Ankara en matières premières, notamment le pétrole, le gaz ou encore les minerais. Sur le plan de l’exportation, les principaux partenaires de la Turquie sur le continent sont les nations du Nord (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Egypte), ainsi que certains pays d’Afrique subsaharienne comme l’Afrique du Sud, le Nigéria, l’Éthiopie, le Soudan. Dans le même temps, les importations turques en provenance d’Afrique viennent de l’Afrique du Sud, de l’Égypte, du Maroc, de l’Algérie, ou encore de la Côte d’Ivoire, du Ghana, de la RDC.
Une chose semble évidente aujourd’hui, la Turquie est l’une des principales forces actives en Afrique, et elle n’a pas grand-chose à envier à ses rivaux sur le continent. Si les relations entre les deux parties se sont considérablement consolidées ces dernières années, Ankara compte poursuivre son offensive discrète. Erdogan multiplie les rencontres diplomatiques avec les gouvernements africains, ainsi que les sommets de discussion avec les principaux groupes économiques du continent où il est question de «partenariat gagnant-gagnant». L’objectif que vise le pays à court terme, d’ici 2022, est d’augmenter à 100 milliards $ ses échanges commerciaux avec le continent.
Afp