Les algériens vivent au rythme du Hirak depuis quatre mois, si on fait démarrer le comptage de cette lame de fond populaire au vendredi 22 février 2019 et, près de cinq mois, si on compte les événements précurseurs de Kherrata, Bordj Bou Arreridj et Khenchela, survenus quelques jours auparavant.
Cette révolution pacifique est née, on s’en souvient, d’un sentiment d’humiliation que les algériens venaient de subir du fait de l’intention du président déchu Abdelaziz Bouteflika de briguer un cinquième mandat, en s’appuyant sur une faune de prédateurs qui n’avaient même pas pris le soin d’y mettre la forme.
Une grossière campagne électorale entamée sans tact, à la coupole du 5 juillet et l’exhibition de cadres d’un moribond en guise de candidat, avaient en effet profondément choqué les algériens, qui avaient décidés de mettre fin, si possible sans violence, à cette mascarade. C’est ainsi qu’est née cette insurrection qui va étonner le monde entier par son ampleur (toutes les villes du pays y participeront), sa durée (18 manifestations hebdomadaires) et son caractère pacifique (une seule victime attribuée à la police et aucun dégât matériel).
La force du mouvement qui montera crescendo, ira de victoires en victoires, pour certaines inespérées, à commencer par la démission de Bouteflika qui ambitionnait de prolonger de deux années supplémentaires son quatrième mandat pour, dit-il, préparer la prochaine élection présidentielle à laquelle il promettait de ne pas participer.
L’état major de l’armée interviendra immédiatement après, pour combler le vide politique qui venait de se produire en faisant valoir certaines dispositions de la constitution de 2016 taillée, faut-il le rappeler, sur mesure pour Bouteflika qui avait accaparé tous les pouvoirs.
Mais au lieu de faire jouer les articles 7 et 8 de cette constitution qui permet au peuple souverain d’organiser lui-même la transition et, notamment, le prochain scrutin de manière transparente, l’état major de l’armée, par la voix de son chef, Ahmed Gaid Salah, a choisi pour des raisons qu’on ignore, l’article 102 qui confie la transition au président du Sénat (Abdelkader Bensalah) et à l’ex ministre de l’intérieur réputé maître de la fraude électorale, Nouredine Bedoui.
Une décision qui ne pouvait contenter le peuple insurgé, qui réclame, à coups de manifestations géantes leurs départs, sans jamais parvenir à déboulonner ces indésirables, soutenus par l’état major de l’armée. L’Algérie payera évidemment un très lourd tribut à cet incompréhensible entêtement qui bloque, à ce jour, le dialogue politique. C’est en raison de cet entêtement que fut, on s’en souvient, ajournée la conférence nationale convoquée par Abdelkader Bensalah et que fut également torpillée l’élection présidentielle du 4 juillet, qu’il a fallu (autre entêtement) reporter à une date jamais précisée.
La décision de maintenir, coûte que coûte, le cap de l’article 102, pourtant devenu caduque, Ahmed Gaid Salah a fourvoyé l’Algérie dans une très dangereuse impasse qui prendra toute sa signification le 9 juillet prochain, avec la fin du mandat du Chef d’Etat par intérim, Abdelkader Bensalah, et son premier ministre Nouredine Bédoui, si la constitution venait à leur être scrupuleusement appliquée.
Personne, sans doute même pas le chef d’état major de l’armée, ne peut présager de l’issue de cette très grave crise qui se profile. Le plus grave est que chacun des acteurs en conflit campe sur sa position.
Ahmed Gaid Salah tient absolument à son élection présidentielle dans les plus brefs délais tandis que les manifestants sont unanimes à réclamer en faisant valoir la volonté, réitérée à l’occasion de 18 grandes manifestations, par des dizaines de millions d’algériens.
Face à ce bras de fer, l’état major a trouvé un moyen de diversion, voire même, de division du mouvement consistant à jouer sur la fibre identitaire. Avec l’interdiction du drapeau amazigh Ahmed Gaid Salah compte diviser le Hirak, en pour et contre l’emblème amazigh qui replace l’Algérie, sans rien changer à l’attachement des algériens au drapeau national, au cœur de l’Afrique du Nord.
Mais pire encore est cette tentative de certains cercles du pouvoir de fédérer les forces islamo-conservatrices du FLN et de ses organisations satellites (UGTA, UNFA, UNPA et autres) qui commencent déjà à s’agiter, le but étant de se liguer contre tous les courants qui n’épousent pas leur morbides idéologie. Une ruse de plus du pouvoir qui cherche à sauver le système par tous les moyens, y compris, les options les plus périlleuses pour la cohésion nationale.
Ceux qui encadrent le Hirak devraient donc redoubler de vigilance les tous prochains jours, durant lesquelles on assistera, très probablement, aux pires intrigues d’un régime finissant, mais toujours aux abois. On le constate déjà avec le recrutement de centaines de « mouches électroniques » qui on envahi depuis hier Facebook dans l’objectif de discréditer l’emblème amazigh et ceux qui le portent, le but étant de diviser le Hirak, en pour et contres cet emblème, présenté à tort comme l’anti thèse du drapeau national.
Ce sont évidemment ceux qui ont semé ce dangereux germe de la discorde qui doivent être considérés comme des traîtres à leur patrie et, non pas, ceux expriment sans rien renier à leur patriotisme, leur appartenance à l’espace nord africain.
Malgré ses nombreuses victoires le Hirak reste donc fragile. Ne serait-ce que pour ne pas perdre ses acquis durement arrachés à un pouvoir machiavélique, il devra impérativement s’inscrire dans la durée pour atteindre le but suprême qu’il s’est assigné, à savoir, l’instauration d’une authentique république basée sur l’Etat de droit et le primat du politique sur le militaire. Seule une répression féroce qui sera contre-productive pour ceux qui en prendraient la responsabilité, pourrait changer le destin de ce soulèvement populaire avec, évidemment, le risque bien réel, de radicalisation qu’il comporte.
Personne, pas même les corps constitués, ne souhaiteraient à notre avis, cette dérive vers la brutalité qui les discréditerait aux yeux du monde qui, comme chacun le sait, observe avec une certaine sympathie cette magnifique révolution pacifique sur laquelle travaillent déjà les historiens, sociologues, politologues, militaires et autres.
Parmi les victoires dont peut se targuer cette révolution on peut citer, pèle mêle, la chute politique des quatre partis de l’alliance présidentielle que furent le FLN, le RND, le MPA et TAJ dont la plus part des chefs sont en prison ou mis en examen.
Des résidus du clan de Bouteflika tapis dans les rouages du pouvoir tentent bien de remettre sur selle le FLN et l’UGTA en prévision du prochain scrutin présidentiel, mais ils ont en réalité très peu de chance de capter l’attention de la population qui les rejettent à chacune de leurs apparitions dans les manifestations hebdomadaires.
Il y a également la chute des principaux oligarques qui avaient pollués, d’une manière ou d’une autre, la politique et économie du pays. Bon nombre d’entre eux croupissent dans les prisons et il est fort probable que beaucoup d’autres les rejoignent.
Il y a enfin, le noyau dur du clan de Bouteflika qui a totalement volé en éclat. Certains sont en prison et d’autres chassés du pouvoir exécutif. S’il est vrai que « l’esprit Bouteflika » subsiste encore au niveau de nombreuses chapelles du pouvoir (Justice, corps constitués, certains partis politiques etc.), on peut affirmer, que rien ne sera plus jamais comme avant et que le temps jouera fatalement en défaveur de ces résidus d’un mode de gouvernance révolu en dépit des quelques soubresauts de « la bête immonde », auxquels il faudra nécessairement faire face.