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Ébranlées par les violentes émeutes d’octobre 1988, les autorités politiques de l’époque se dépêchèrent de mettre en œuvre de profondes réformes politiques et sociales consistant à ériger sur les décombres d’un régime socialiste anachronique un projet de société autrement plus libérale basée sur une économie de marché accordant la liberté d’entreprendre à tous les acteurs économiques sans distinction. Vingt huit ans de réformes bien souvent mises à mal par les nombreux gouvernements qui se sont succédé à la tête de l’État, c’est, assurément trop court pour établir un bilan exhaustif des mutations opérées à la faveur de ces ajustements, mais suffisamment longs, pour mettre en évidence les changements systémiques qui ont eu le plus d’impact sur la société algérienne.
L’Etat algérien qui avait, pour des raisons doctrinales, longtemps étouffé le secteur privé a subitement libéré l’initiative entrepreneuriale qui permettra à des dizaines de milliers de sociétés privées de naître et de prospérer. Près de 959720 sociétés de tailles et de statuts juridiques divers activaient déjà dans notre pays en février 2012, selon les résultats d’un recensement effectué à cette date par l’office National des Statistiques. L’essor des start-up bénéficiant de l’appui financier de l’Ansej et autres organismes de soutien, promet de dynamiser encore davantage la démographie des entreprises. Notons que selon ce recensement de l’ONS, les femmes sont de plus en plus nombreuses à s’impliquer dans le processus de création d’entreprises.
Les entités ainsi créés sur initiatives privées sont, dans leur écrasante majorité, des très petites entreprises familiales de négoce, de services et de BTPH. Mais le parcours d’une entreprise pouvant être assimilé à celui d’un être humain qui évolue au gré des circonstances, on ne désespère pas de voir ces sociétés de créations récentes prospérer au gré du temps et devenir à terme des entreprises de grande envergure.
Si ces statistiques de création d’entreprises paraissent dérisoires comparées à celles des pays riches, la courte Histoire de l’entreprise privée algérienne incite toutefois à être plus indulgent envers ces acteurs économique que l’on avait longtemps marginalisés et dans de nombreux cas, carrément « interdits affaires ». Il ne faut en effet jamais perdre de vue que l’entreprise privée algérienne est très jeune (une trentaine d’années à peine), son droit à l’existence légale ne remontant en réalité, qu’à la fin des années 80.
Une rapide rétrospective nous permet en effet d’apprendre que l’entreprise privée n’a jamais fait bon ménage avec les pouvoirs politiques en place et l’on se souvient qu’au lendemain de l’indépendance déjà, le premier chef de l’État algérien (1962-1965) avait publiquement menacé « d’envoyer au hammam » les entrepreneurs algériens qualifiés de « gros bourgeois » et, que c’est précisément de son temps, que des industriels comme Hamoud Boualem,Tamzali, Bentchicou, Hamiani, Mehri, pour ne citer que les plus célèbres d’entre eux, avaient été forcés à l’exil.
Sous le régime de Boumediene (1965-1979), l’exclusion du « privé exploiteur » était également érigée en dogme avec, a la clé, la promulgation d’une Charte Nationale à connotation socialiste, qui fera œuvre de référence doctrinale résolument opposée au système libéral, durant plus d’une décennie.
C’est sous le règne de Chadli Bendjedid, au pouvoir de 1979 à 1990, que s’effectueront non sans difficultés, les premières grandes ouvertures après une période probatoire de plusieurs années. La première grande remise en cause de la sacro-sainte Charte Nationale, ne sera effectuée qu’en 1989 à la faveur de la promulgation d’une nouvelle Constitution favorisant certaines libertés, parmi lesquelles, celles d’entreprendre et de s’associer. Les événements d’octobre 88 serviront de catalyseur au processus de reforme devant mener l’économie et le régime politique algérien, vers d’avantage d’ouverture et de liberté sur fond de système économique plus libéral à construire.
Des reformes majeures seront, à cet effet, mises en œuvre avec beaucoup de célérité par le gouvernement de kasdi Merbah mais, aussi et surtout, celui de Mouloud Hamrouche à l’origine de la promulgation d’une batterie de lois (autonomie des entreprises publiques économiques, loi relative à la monnaie et au crédit, dé-monopolisation du commerce extérieur, libéralisation des prix etc.) favorisant l’émergence et l’ancrage dans la société algérienne qui l’avait longtemps marginalisée, de l’entreprise privée. Les réformes économiques et sociales, légitimées par la Constitution de 1989, ouvriront de nouveaux horizons, aussi bien, a l’entreprise publique économique qui s’autonomise des champs politique et administratifs, qu’aux citoyens qui peuvent désormais créer leur propre entreprise, adhérer au parti politique de leurs choix, s’affilier à d’autres syndicat que l’UGTA, lire des journaux indépendants, créer des associations non gouvernementales etc.
La société algérienne avait ainsi commencé à se libéraliser, aussi bien, sur le plan politique (pluralisme politique et syndical) qu’économique (engouement pour la création de PME, abandon de la tutelle de l’État sur les entreprises publiques, mécanismes du marchés plus effectifs etc.). Les entreprises étatiques s’autonomisent des tutelles ministérielles en acquérant un statut de société de droit prive, la création de sociétés privées algériennes et étrangères est officiellement encouragée par la Loi sur la Monnaie et le Crédit ainsi que les nouveaux codes de commerce et de l’investissement promulgués un peu plus tard.
Ces réformes seront malheureusement ralenties et, souvent même, détournées de leurs objectifs initiaux pour plusieurs raisons : Le climat d’insécurité qui étreindra le pays de longues années durant et son injuste isolement de la scène internationale qui durera également très longtemps. L’autre raison, étroitement liée elle aussi au climat d’insécurité, a trait à l’instabilité gouvernementale qui a prévalu de 1988 à 2003. Jusqu’à cette dernière date qui marque le retour à une relative stabilité gouvernementale, l’Algérie a en effet connu pas moins de 5 chefs d’Etat, 14 chefs de gouvernements ainsi que toute une pléthore de ministres.
Chacun de ces gouvernants a souhaité impulser, au gré des circonstances et des arrières pensées politiques, une nouvelle dynamique aux reformes, mais en modifiant un peu trop souvent les lois et montages institutionnels en place. Ces pratiques récurrentes seront à l’origine de troublantes remises en causes et de perte de temps qui retarderont chaque année un peu plus, le processus de transition à l’économie de marché, avec tout ce que cela implique en terme de stagnation entrepreneuriale. Les chefs de gouvernement duraient si peu à leurs postes, qu’ils n’avaient, dans le meilleur des cas, que le temps de remettre en cause les actions engagées par leurs prédécesseurs, mais rarement, celui de mettre en œuvre de leurs propres reformes. De ces atermoiements et remises en cause érigés en mode de gouvernance, a résulté le désordre dans la conduite des réformes qu’on continue, du reste, à observer aujourd’hui encore.
Il y a, sans doute aussi, les ralentissements et les remises en causes engendrés, aussi paradoxal que cela puisse paraitre, par les embellies financières générées par les augmentations cycliques des recettes d’hydrocarbures. C’est, en effet, à l’occasion des afflux massifs de pétrodollars dans les caisses de l’Etat, que resurgissent les tentations de populisme avec, à la clé, le reniement des engagements pris, notamment, en matière de réformes économiques et sociales. Convaincus que la manne financière dont ils disposent peut leur permettre de retarder, voire même, de faire l’impasse sur les réformes impopulaires, les autorités concernées ont ainsi retardé l’avènement d’une authentique économie de marché en Algérie. Elles ont du coup imposé au pays un système économique hybride, cumulant les tares du régime socialiste et celles d’un système capitaliste à l’état embryonnaire et, de surcroit, mal assumé.
Mais toujours est il, que les reformes, notamment celles engagées, a la faveur des événements d’octobre 88 ont tout de même induit des changements majeurs qu’on ne peut pas nier, à commencer par l’éclosion d’une panoplie d’élites qui n’avaient le droit d’exister en ce temps où le pouvoir et le parti unique régentaient l’ensemble de la société algérienne. Les ouvertures multiformes effectuées par les réformes de 1988 ont ainsi permis aux élites, autrefois arrimées au système politique, d’émerger en s’autonomisant du parti unique qui régentait la société algérienne. Parmi ces élites on peut citer, entre autres, les responsables de syndicats autonomes, les responsables des nouveaux partis politiques, les patrons de médias autres que ceux du gouvernement et, bien entendu, les patrons des entreprises privées qui prendront le nom de nouvelles élites économiques. Rendue possible par les réformes économiques et sociales de 1988, la percée des élites est en effet perceptible surtout au niveau de l’économie. La constitution d’entreprises privées a, en effet permis l’émergence de nouvelles élites managériales, pour certaines a la tête de sociétés de grande envergure. Pour mesurer leur mérite, il faudrait se souvenir qu’à la fin des années 80, ces élites étaient réduites à quelques directeurs généraux d’entreprises publiques, les patrons de sociétés privées étant trop peu nombreux et, de surcroît, marginalisés.
Légalement admis dans le paysage économique algérien depuis à peine 26 ans, les entrepreneurs privés sont en train de bouleverser l’économie algérienne par leur nombre, leur présence accrue dans toutes les branches d’activité et leurs résultats. En à peine 26 ans d’existence légale ils sont parvenus à réaliser prés de 85% de la richesse nationale hors hydrocarbures.
L’apport des associations patronales auxquelles elles sont de plus en plus nombreuses à adhérer (Forum des Chefs d’Entreprises, syndicats et confédérations) est également à souligner, en ce sens qu’elles leurs permettent de mieux formuler les propositions et doléances présentées aux autorités politiques. Et même si les tentatives de satellisations au pouvoir, notamment à l’occasion d’importantes échéances électorales, sont à déplorer, leurs prises de position en faveur des plus puissants cercles du pouvoir, s’expliquent beaucoup plus par le souci de se préserver contre d’éventuelles représailles que par un partage d’idéaux avec les gouvernants en place. Il est évident qu’en cas d’émergence de nouvelles forces politiques en mesure de rivaliser avec le pouvoir en place, bon nombre de chefs d’entreprises seront appelés à reconsidérer le soutien qu’ils ont, pour bon nombre d’eux, été contraints d’accorder.
Au regard de sa courte histoire, l’émergence du secteur privé au cours de ces 26 dernières années est, pour ainsi dire, prodigieuse. Les sociétés privées réduites à la portion congrue durant les années 70, avaient dépassé le nombre de 650.000 à la fin de l’année 2013 si on se réfère aux chiffres de l’Office National des Statistique. Favorisées par la manne considérable de l’offre publique elles promettent d’être encore plus nombreuses à l’avenir. Parmi les entreprises privées en activité figurent des groupes d’envergure internationale, certains (à l’instar de Cévital, Mehri, Haddad, Condor, Benamor, Biopharm, Arcofina, Sim, Nca-Rouiba et autres) étant classés parmi les plus importants du continent africain. Le privé algérien est en train de percer dans pratiquement tous les secteurs d’activité (bâtiment, agroalimentaire, informatique, pratiquement toute la gamme des services etc.). Le plus gros des importations (exception faite des céréales) est par ailleurs effectué par quelques 30.000 sociétés privées de négoce pour la plupart de constitution récente.
En grande partie grâce à ces élites économiques privées, les nouveaux métiers que le régime socialiste avaient fait disparaitre ont pu renaître de leurs cendres. On citera les métiers de notaire, commissaire aux comptes, commissaires priseurs, huissiers qui, aujourd’hui, suscitent l’engouement d’universitaires qui pourraient faire de brillantes carrières dans ces métiers auxquels font surtout appel les entreprises privées.
Ce sont, nous l’avons bien compris, toutes ces élites et, notamment, celles ayant émergées dans le secteur économique, qui effectueront progressivement les ruptures systémiques qui permettront l’émergence de la société moderne et démocratique à laquelle l’écrasante majorité des algériens aspire. Notre affirmation repose sur le fait qu’il n’existe pas de cloisonnement entre l’économique et le politique, les deux étant parfaitement imbriqués et que le pouvoir de l’argent conduit généralement au pouvoir politique. Et quand bien même le pouvoir en place ne permettrait à ces élites d’activer politiquement qu’à l’intérieur du système, nous sommes malgré tout convaincu que de l’intérieur même de cet espace pourraient émerger dans un proche avenir des élites politiques d’envergure, à même de piloter efficacement le destin du pays.
Nordine GRIM
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