Résultat d’une ouverture commerciale trop précipitée et de l’incapacité de notre économie à créer des emplois à la mesure d’une demande en constante augmentation, le marché informel a pris des proportions alarmantes en Algérie. Il constitue une sérieuse entrave pour les entreprises qui activent dans la légalité et un manque à gagner fiscal considérable pour l’État, dépassant allégrement les 500 milliards de dinars par an, selon les dernières estimations du ministère des finances. Sa progression quelque peu freinée par la force publique au cours de ces deux dernières années, reprend de plus belle à la faveur d’un retour au laxisme sans doute imposé par l’extrême vulnérabilité d’une paix sociale qu’il faut à tous prix conserver.
Le ministère du commerce qui avait recensé en 1999 pas moins de 3000 zones de non droit devra désormais faire avec ces dizaines de milliers de « trabendistes » qui ont déjà fait réapparition dans les rues et autres espaces de prédilection de pratiquement toutes les villes algériennes. Ces acteurs de l’informel exercent ouvertement des activités aussi nombreuses que variées, allant du commerce de produits importés clandestinement, à la fabrique d’articles contrefaits, en passant par le marché parallèle de la devise et autres services financiers, parmi lesquels l’octroi de crédits vient de faire apparition. Ces périmètres de non droit déjà fort nombreux ont toutes les chances de se multiplier à la faveur du climat politique et social particulièrement tendu qui prévaut en Algérie et de la conjoncture internationale qui recommandent beaucoup de prudence quand il s’agit de traiter des sujets aussi sensibles que l’économie informelle qui fait vivre un nombre considérable d’algériens et brasse d’énormes capitaux. Selon des chiffres corroborés par une étude du Forum des chefs d’entreprises, il y aurait en Algérie quelques 80 grandes zones d’activités informelles de gros, demi-gros et détails (Hamiz, Bab Ezzouar, El Harrach;Tadjnanet, Tidjelabines, El Eulma etc.) qui brassent chaque année des dizaines de milliards de dinars, auxquelles il faut ajouter environ 2800 points de ventes aux détails où se pratiquent diverses formes de commerce clandestin.
Dans l’écrasante majorité de ces zones l’activité spéculative domine, en règle générale, largement l’activité productive qui se réduit à la fabrication de produits de contrefaçon (cosmétiques, CD de films et chansons piratés, outillages, divers produits agroalimentaires etc.). Parce qu’elles activent en marge de la législation en vigueur, ces activités clandestines qui échappent totalement au fisc et aux cotisations sociales, portent un lourd préjudice aux entreprises légalement constituées, en leur livrant une concurrence déloyale. Le préjudice pour l’économie algérienne est en réalité plus lourd, car outre le fait que ces entreprises clandestines ne payent pas d’impôts, ces dernières provoquent des manques à gagner considérables qui pénalisent, aussi bien, les résultats des entreprises légalement constituées, que les rendements fiscaux de l’Etat. La nécessité de combattre ce fléau est d’autant plus nécessaire que sa jonction avec les organisations mafieuses, le terrorisme et la délinquance juvénile est aujourd’hui clairement établie.
Mais qu’est ce qui a bien pu pousser ces opérateurs à choisir la voie de la clandestinité dans un pays où il y a pourtant place pour tous les acteurs économiques, tant la demande intérieure à satisfaire est très importante ? De multiples raisons sont citées par les personnes concernées, mais nous n’évoquerons dans ce présent article que celles qui nous paraissent objectives.
La première grande raison a trait à la complexité des démarches administratives à accomplir pour créer une entreprise légale. Selon le type d’activité que vous envisagez de mettre à jour, il faut en effet, plusieurs mois, voire des années, pour venir à bout de procédures de plus en plus complexes. La Banque Mondiale avait recensé en 2012 pas moins de vingt de procédures qui persistent en dépit des efforts déployés par le gouvernement algérien pour simplifier le processus de création d’entreprises. Les déboires du créateur d’entreprise ne s’arrêtent malheureusement pas là, car une fois créée sur papier tout le problème consiste à donner corps à sa société, ce qui n’est pas une mince affaire eu égard à la désinvolture de nos banques et à la déliquescence de pratiquement tous les services publics (eau, télécommunication, transports etc.). C’est généralement en désespoir de cause que l’algérien fini par opter pour l’informel, l’objectif étant d’échapper à une lourde et coûteuse machine bureaucratique qui continue, du reste, à travailler aujourd’hui encore à la perte de l’entrepreneuriat.
La seconde raison et, non des moindres, a trait au coût exagérément élevé des prélèvements obligatoires (impôts, taxes, cotisations sociales etc.) auxquels sont soumises les entreprises « enregistrées ». Les charges qu’elles doivent payer annuellement au fisc et aux organismes sociaux et parafiscaux, dépassent allégrement les 45% du chiffre d’affaires réalisé, notamment, lorsqu’elles tiennent une comptabilité en règle et dégagent des bénéfices Ne pas déclarer son affaires constitue alors une échappatoire à ces administrations fiscales, parafiscales et sociales boulimiques et pas du tout soucieuses d’améliorer de la qualité de leurs services.
En dépit des coups de boutoir que lui ont été souvent portés, le secteur informel n’a en réalité jamais perdu de son ampleur même s’il tend à s’éclipser par prudence du champ visuel. Les barons de l’informel continuent aujourd’hui encore à introduire dans la discrétion des conteneurs entiers de marchandises, souvent contrefaites, qui seront versées dans les circuits tentaculaires du marché informel. Les profits engrangés sont prodigieux au point qu’ils posent aujourd’hui de graves problèmes à la société, d’autant plus que ce secteur rétif à la légalité fonctionne a de plus en plus tendance à intégrer certains mécanismes de l’économie de marché. Le marché informel dispose en effet aujourd’hui de ses propres marchés des changes, de l’immobilier, du travail, de la Culture, des biens d’équipement et, même du Crédit. La réaction plutôt timorée des pouvoirs publics à l’égard du marché informel, montre à l’évidence qu’on ne tient en réalité pas du tout à faire disparaître ce fléau tant que ce dernier contribue, par le million et demi d’emplois qu’il offre et la multitude de services qu’il assure, au maintient de la paix sociale. L’informel a, par conséquent, encore de beaux jours devant lui.
Nordine GRIM