Invitée du « Think Tank » Care, la directrice de la division Moyen Orient et Afrique à l’Institut Allemand pour la Politique et la Sécurité Internationale, Isabelle Werenfels, a donné ce lundi matin à l’hôtel Sofitel d’Alger une intéressante conférence sur la problématique des « Think Tanks » à travers le monde, suivie d’un intéressant débat sur la particularité algérienne. Une particularité que cette éminente politologue connait bien pour lui avoir consacrée, il y a peu d’années, une thèse de doctorat.
Conçus pour établir des liens entre les mondes du savoir, du pouvoir et du citoyen, les Think Tanks constituent à travers le monde des cercles de réflexion sur un très large éventail de préoccupations (économiques, sociales, politiques, géostratégiques etc.) dont ils effectuent le diagnostic et proposent des actions susceptibles d’améliorer les états des lieux objets des investigations menées par leurs experts.
Ces cercles de réflexion et de proposition peuvent être d’une grande utilité pour les exécutifs gouvernementaux qui n’ont pas le temps d’engager des réflexions profondes car souvent pris par les nécessités du court terme qui font souvent perdre de vue les visions et les stratégies à long terme. Quand leurs travaux sont pris en considération, les projections de nature politiques, économiques ou sociétales que les détenteurs du pouvoir exécutif, établiront sur la base d’un argumentaire scientifique établi par des hommes de science auront, à l’évidence, plus de chances d’être pertinentes.
C’est sans doute pour cette raison que dans la plupart des pays occidentaux les gouvernants donnent une importance primordiales à ces cercles de réflexion, dont ils n’hésitent pas à prendre en charge tout ou partie des frais de fonctionnement. Le « Think Tank » dans lequel opère la politologue Isabelle Werenfels, serait financé à hauteur de 90% par le gouvernement allemand selon cette dernière. Plus de 200 personnes y travaillent dont, environ, 80 experts de renoms.
Ils livrent régulièrement des analyses pertinentes sur toute une panoplie de thèmes liés à la sécurité et à la géostratégie. Leurs analyses livrées sous forme d’articles courts publiés sur les réseaux sociaux ou d’études consistantes adressées aux dirigeants politiques intéressent, aussi bien, les citoyens, que les autorités allemandes qui y trouvent matière à éclairer l’action gouvernementale.
Pour que l’objectif du « Think Tank »soit indiscutable, la composante humaine de ce cercle de réflexion est triée sur le volet avec la constante préoccupation d’éviter les concentrations partisanes et les partis pris idéologiques qui pourraient travestir les réalités, les diagnostics et les recommandations. N’intègrent de ce fait cette Association que des compétences avérées choisies sur la base de leur intégrité intellectuelle et, bien entendu, de la quantité et de la qualité de leur production intellectuelle.
Les débats sur la problématique des « Tink Tanks » en Algérie ont mis en évidence ce que l’on pourrait qualifier de particularisme local. Des particularités typiquement algériennes qui vont pratiquement toutes dans le sens du blocage, de la restriction, de la marginalisation et parfois du mépris des recommandations émises, non sans difficultés, par le peu de cercles de réflexion que compte le pays.
Les cercles de réflexion ne sont en effet pas nombreux puisqu’il n’en existe que 5, parmi lesquels, le Créad qui est de statut public. Fonctionnant selon une logique autoritaire dont ils ne souhaitent pas se défaire, les pouvoirs publics algériens ont, il faut le dire, tendance à prendre les recommandations purement intellectuelles des « Think Tanks »comme des intrusions dans leurs sphères de pouvoir ou des leçons données par experts dont ils se méfient du fait qu’ils ne font pas partie du cercle rapproché d’amis dont ils peuvent prendre conseil sans risque.
D’où cette attitude « d’autiste » dont se plaignent souvent les experts qui expriment leur désarroi par des expressions du genre« on les avait pourtant avertis mais ils ne nous écoutent pas», « on leur a pourtant adressé toute une étude sur cette question mais ça ne les intéresse pas» etc.
Pour bon nombre d’intervenants la volonté des autorités politiques algériennes d’empêcher l’éclosion des cercles réflexions est largement perceptible à travers les obstacles administratifs et financiers dressés par la réglementation en vigueur devant ceux qui prendraient l’initiative d’en créer.
Au regard de la nouvelle loi sur les associations (2012), les Think Tanks sont en effet considérés comme des ONG ou des Fondations qui requièrent toute une série de procédures, d’obligations et de mesures coercitives de nature à décourager les membres fondateurs les plus déterminés. C’est ce que pensent à juste raison Slim Othmani Président de Care et le professeur Mohamed Cherif Belmihoub qui ont tout particulièrement insisté sur le facteur aggravant du financement de ces cercles de réflexion qui requièrent des apports en provenance de sources diversifiées pour ne pas être suspectés de parti pris ou de dépendance vis-à-vis d’un sponsor particulier.
Il est à l’évidence très difficile de trouver sur place de généreux donateurs pour ce type d’activité. Les apports en provenance de l’étranger sont, quant à eux, carrément interdits par la récente loi sur le mouvement associatif, promulguée, comme on le sait, dans le sillage du « Printemps arabe »dont on soupçonnait certaines ONG bénéficiaires de capitaux étrangers d’en être à l’origine.
La préoccupation de servir de lien entre le monde du savoir et celui pouvoir a également été soulevée à l’occasion du débat. Comment faire pour être écoutés, pris au sérieux par ceux qui disposent du pouvoir de décision ? Il faut éviter d’être frontal avec le pouvoir pour éviter d’être répulsif. Le temps politique n’étant le même que celui des experts, il faut laisser au pouvoir le choix du temps et de l’opportunité pour appliquer les recommandations du « Think Tank », même si cela peut prendre des années.
Il faut jouer à fond la carte des réseaux sociaux et des médias, car elle peut aider à casser des tabous et façonner des consensus autour des solutions originales préconisées par le cercle de réflexion. Autant d’actions préconisées par l’assistance pour que les « Think Tanks » en activité soient enfin reconnus comme des liens légitimes entre le savoir, le pouvoir et, pourquoi pas, le société en général.
Bio Expresse de Isabelle Werenfels
Dr Isabelle Werenfels est politologue et directrice de la division Moyen Orient et Afrique à l’Institut Allemand pour la Politique et la Sécurité Internationale (SWP – Stiftung Wissenschaft und Politik).
Titulaire d’un doctorat de la Humboldt Universität zu Berlin, elle a enseigné à la Freie Universität de Berlin et à l’Université de Hambourg. Elle siège dans plusieurs conseils de fondations, dont celui de l’Institut des Affaires Internationales et du Développement (IHEID) à Genève (vice-présidente du Conseil de 2010 à 2014).
De 2008 à 2010 elle co-présidait l’Assemblée Générale de l’EuroMeSCo (Euro-Mediterranéan Studies Commision). Avant de rejoindre la SWP, Isabelle Werenfels dirigeait la Délégation Suisse à la section de recherche et analyse au sein de la Temporary International Presence in the City of Hebron, TIPH en 1999.
Madame Werenfels travaille sur une vaste gamme de sujets maghrébins, notamment l’évolution intérieure des pays de la région, les mouvements islamistes, les confréries soufis et les relations euro-méditerranéennes. Ses publications incluent «No Rivals to the King: The Limits of Political Reform in Morocco’s enlightened Authoritarianism» (SWP Comments, May 2017, avec Ilyas Saliba), « Hashtag Solidarities: Twitter Debates and Networks in the MENA Region» (SWP Research Paper, Mars 2017, avec Mareike Transfeld), et « Managing Instability in Algeria » (London / New York: Routledge, 2009).