Après l’exemple de l’Asie avec le Japon, et de l’Europe de l’est avec l’Allemagne, la coproduction industrielle apparaît comme l’une des voies d’un partenariat renouvelé, gagnant-gagnant, entre les deux rives de la méditerranée, l’Europe et l’Afrique.
Alfred Mignot, à Tunis-Gammarth
Autant le dire d’emblée, la preuve de la pertinence du concept de coproduction est acquise depuis… cinquante ans et plus. En Asie par le Japon qui, dès les années 1960, a amorcé la coproduction avec la
Corée du Sud, Taïwan, Hong Kong et Singapour – un processus qui, en vingt ans, a abouti au décollage économique des quatre « dragons asiatiques » ; en Europe par l’Allemagne avec les pays d’Europe centrale et orientale (Peco) ; au Maghreb par bon nombre d’entreprises européennes, allemandes, italiennes et françaises notamment ; en France par quelques exemples à l’initiative d’entreprises maghrébines.
Vu du Nord, le concept de la coproduction est simple, il s’articule en quatre volets : abandonner l’approche éculée qui consiste à considérer les entreprises du Sud comme de simples sous-traitants ; les faire monter en gamme en partageant les savoir-faire et la chaîne de valeur entre entreprises partenaires du Nord et du Sud ; (re)devenir compétitifs ensemble sur le marché mondial et y (re)conquérir des parts de marché. Avec en toile de fond la création d’emplois, au nord comme au sud de la Méditerranée… et ailleurs en Afrique, voilà ce qu’a rappelé à Tunis Jean-Louis Guigou, président de l’Ipemed (Institut de prospective économique du monde méditerranéen), lors d’un atelier dédié à la coproduction, dans le cadre des Rencontres Africa 2017.
« Venez produire chez nous, avec nous »
Trop beau pour être vrai ? La pratique des grands groupes automobiles allemands apporte la preuve concrète du contraire : ils font produire l’essentiel de leurs grosses berlines à moindre coût dans les Peco, avant de les réimporter chez eux, puis de les réexporter estampillées du label _made in Germany_ en maximisant leurs marges.
Ainsi l’Allemagne réimporte-t-elle jusqu’à 46 % de la valeur ajoutée des biens d’équipement produits dans son _hinterland_, selon une précédente étude de l’Ipemed : « L’Allemagne gagne aujourd’hui 200 milliards d’euros par an en faisant produire à l’Est. C’est que depuis la chute du mur de Berlin, ils ont considéré leurs voisins comme des coproducteurs, et non comme de simples consommateurs », insiste le président de l’Ipemed.
Les Allemands descendent maintenant vers le sud, en Tunisie, et parlent d’investir en Afrique, avec les Africains, ajoute-t-il. Ils ont compris ce qu’affirment de plus en plus d’Africains : “Si vous voulez vendre chez nous, venez produire chez nous, avec nous“ ».
Un large panel d’outils de financement
Après que Thierry Derancourt, directeur du site tunisien de Thomas Plastic, a brièvement fait part de sa satisfaction à travailler dans ce pays – « La Tunisie est pour nous une réussite, certaines pièces
sont entièrement fabriquées ici » – Isabelle Bébéar, directrice de l’International et de l’Université à Bpifrance, annonce que la création d’un fonds de coproduction franco-tunisien est à l’étude avec la Caisse des Dépôts tunisienne, et rappelle le large panel d’outils de financement déjà mis à disposition des entreprises – françaises ou partenaires africaines – afin de favoriser leur déploiement en Afrique : Crédit Export, Fonds franco-africain, Garantie export… autant de véhicules que nous avons détaillés dans notre précédent article sur le financement, voir ici : http://bit.ly/2g152KZ.
La stratégie des filières du groupe Avril
À titre d’exemple de coproduction, Stéphane Yrles, secrétaire général du groupe Avril, n° 1 français de l’agro-industrie, évoqua bien sûr la stratégie des filières mises en place par le précédent PDG du Groupe, le regretté Xavier Beulin. Ainsi, après son déploiement depuis quelques années au Maroc dans la filière oléagineuse avec les marques Lesieur et Puget, le groupe étend-il son action au Sénégal, mais est aussi présent en Tunisie – une huile de colza 100 % tunisienne y a été lancée en février dernier – et en Algérie dans la filière de la nutrition animale.
Avec la Fondation Avril, qui vise à aider les agriculteurs africains à améliorer les rendements de leurs terres, le groupe agit aussi au Bénin en soutenant les programmes d’entreprises solidaires agricoles
Essor, et au Burkina Faso, où elle met en place un modèle de développement participatif entre les agriculteurs de la filière soja et les transformateurs, cela afin d’assurer des débouchés stables aux premiers, et des approvisionnements en quantité et qualité suffisantes, aux seconds. « Selon nous, _observe Stéphane Yrles, _la coproduction a un sens concret via les stratégies de filière. C’est ce que nous développons en Afrique, comme nous l’avons fait en France. »
MISFAT, une belle réussite tunisienne… en France
Certaines « belles histoires » de la coproduction impliquant de grandes entreprises sont connues : c’est Safran qui dès le début des années 2000 crée avec Royal Air Maroc une première coentreprise qui aboutira à l’émergence d’un embryon d’industrie aéronautique marocaine (15 000 emplois pour une centaine d’entreprises, en 2015) ; c’est Renault qui, avec son site de Tanger, créé ex nihilo, permet à la production locale automobile de devenir en trois ans seulement le premier poste d’exportation du Royaume, devant les traditionnels phosphates ; c’est aussi… le Groupe algérien Cévital qui rachète et sauve la marque française Brandt. Car, comme a pu en témoigner Amine Ben Ayed, président du groupe tunisien Misfat, les initiatives de coproduction nord-sud viennent aussi parfois du Maghreb.
Ainsi, après avoir acquis en 2009 l’usine (à Crépy-en-Valois, dans l’Oise) de son plus gros client – le n° 1 français des filtres à air Solaufil, à bout de souffle car en perte de compétitivité – « nous n’avons pas fermé l’usine, rapporte Amine Ben Ayed. Nous en avions besoin, comme de la marque _made in France_. »
La stratégie s’est avérée payante, car après une légère remise à plat du partage des tâches – la comptabilité, par exemple, a été « exportée » en Tunisie –, _« nous fabriquons maintenant
trois fois plus de filtres qu’à l’époque, et nous allons doubler la capacité du site français » _où les emplois sont déjà passés de 70 au moment du rachat à plus de 100 actuellement, tandis qu’en
Tunisie ils ont bondi de 300 à presque 800.
_« En cumulant les avantages des uns et des autres, nous avons pu créer une chaîne de valeur commune, et nous installer dans une croissance à deux chiffres, avec un CA actuel autour de 70 millions d’euros »_ se félicite le PDG.
« Une épopée pour la génération qui vient »
Morale de l’histoire ? _« Ce que nous avons fait n’est ni un conte de fées ni une exception. C’est parfaitement duplicable. La coproduction est un modèle qui permet d’aller direct au gagnant-gagnant »,_ conclut Amine Ben Ayed.
Jean-Louis Guigou accentue le trait : _« Le travail de Misfat est remarquable. Bien sûr que les ouvriers français s’attendaient au pire, à être mis au chômage… C’est l’inverse qui s’est produit : ils ont gardé leur emploi, l’entreprise a été
consolidée. _
_La coproduction, par les alliances qu’elle présuppose, tout comme l’intégration à une filière, sont deux réalités qui renforcent les PME. Au lieu d’être laissés seules en proie aux fonds vautours, elles se protègent mutuellement… Cet arrimage entrepreneurial entre les deux rives de la Méditerranée, voilà une épopée pour la génération qui vient »._