La glissade de la livre turque n’en finissait plus lundi, au point de convaincre les entrepreneurs du pays, traditionnellement prudents, de sortir du silence pour demander au président Recep Tayyip Erdogan de revoir sa politique monétaire.
Face à l’entêtement du chef de l’Etat qui continue de prôner l’abaissement des taux d’intérêt, l’organisation patronale Tüsiad, qui revendique 85% des entreprises exportatrices de Turquie, l’a appelé à réctifier le tir d’une politique monétaire qui entraine l’économie et le pays par le fond.
Dans la journée de lundi, la livre a encore perdu près de 10% par rapport au dollar avant de légèrement reprendre, obligeant à suspendre brièvement les cotations sur le marché dans l’après-midi, pour la deuxième fois depuis vendredi. La monnaie turque ne cesse de s’enfoncer à des niveaux historiquement bas, à plus de 17 livres pour un billet vert, soit une chute de plus de 45% depuis le 1er novembre dernier.
Cette nouvelle baisse a fait suite à une déclaration du chef de l’Etat diffusée dimanche soir – mais enregistrée samedi – dans laquelle il prévenait qu’il n’augmenterait pas les taux d’intérêt pour stabiliser la monnaie. Faisant valoir les préceptes de l’islam qui interdit l’usure pour justifier son choix, M. Erdogan a déclaré qu’en « tant que musulman, je ferai ce que notre religion me commande de faire ». « Si Dieu le veut, l’inflation diminuera dès que possible », ajoute-t-il.
En réalité, le chef de l’Etat réagissait par cette vidéo à une rare prise de position de la Tüsiad qui l’appelait en fin de semaine à agir face à la crise. « Les choix politiques mis en oeuvre n’ont pas seulement créé de nouvelles difficultés pour le monde des affaires mais aussi pour nos concitoyens », estimait l’organisation dans un communiqué diffusé en ligne. Elle y rappelait ses « mises en garde contre les risques de dévaluation majeure de la livre, d’inflation galopante, de pression sur les investissements, la croissance et l’emploi et d’appauvrissement de notre pays ». « En conséquence, il est urgent d’évaluer les dégâts causés à l’économie et de revenir aux principes économiques établis dans le cadre d’une économie de marché », ajoutait-elle.
« N’attendez rien d’autre »
En réponse, le président Erdogan a enregistré la vidéo diffusée dimanche soir: « Ils se plaignent de la baisse des taux d’intérêt. Mais n’attendez rien d’autre de ma part », a-t-il lancé.
Il s’en est de nouveau pris à la Tüsiad lundi soir lors d’une conférence de presse à l’issue du Conseil des ministres. « Vous complotez pour renverser le gouvernement », a-t-il lancé envers l’organisation patronale à laquelle il a aussi reproché d’agir avec l’opposition pour provoquer des élections anticipées. « Vos espoirs sont vains. Ce sont des rêves. Vous devrez attendre juin 2023 », a-t-il déclaré en référence à la date du prochain scrutin.
Le chef de l’Etat turc a aussi annoncé des mesures fiscales visant à rendre les comptes d’épargne en livre turque plus attractive par rapport aux comptes en devises. Alors qu’il pèse chaque mois sur la Banque centrale – dont il a limogé trois gouverneurs depuis 2019 – pour qu’elle abaisse son taux directeur, actuellement à 14%, l’inflation a déjà dépassé 21% sur un an selon le taux officiel et pourrait atteindre les 30% dans les prochains mois selon les économistes.
Mais l’opposition accuse l’Office national des statistiques (Tüik) de sous-estimer sciemment – et largement – la hausse des prix. Ainsi, certains produits de base comme l’huile de tournesol ont augmenté de 50%.
« Perte de confiance »
Dès qu’ils le peuvent, les citoyens turcs cherchent à échanger leurs livres contre des dollars et de l’or pour espérer maintenir leur pouvoir d’achat. Ce que constatent aussi les entrepreneurs de la Tüsiad qui dénoncent « une perte de confiance et un environnement instable »: « La demande massive de devises étrangères perturbe tous les équilibres économiques », insistent-ils.
Des images, abondamment relayées et commentées ces derniers jours en Turquie, montrent d’interminables files d’attente devant des dépôts de pain soutenus par les municipalités d’opposition, à Ankara et Istanbul notamment: le pain y est vendu deux fois moins cher que sur le marché libre.
Dans ce contexte politiquement explosif, le président a relevé jeudi le salaire minimum au 1er janvier 2022 de 2.825,90 (soit environ 160 euros) à 4.250 livres (environ 240 euros), soit une hausse de 50%.
Mais depuis janvier, la livre a perdu plus de 57% de sa valeur face au dollar et, pour les Turcs, cet effondrement se traduit par une envolée des prix devenue difficilement soutenable, le pays étant très dépendant des importations, notamment pour les matières premières et l’énergie.
AFP