Les États-Unis ont publiquement accusé vendredi le prince héritier d’Arabie saoudite d’avoir « validé » l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi et ont sanctionné certains de ses proches, sans aller jusqu’à punir le puissant dirigeant dans l’espoir d’éviter une crise ouverte avec cet allié clé.
« Le prince héritier d’Arabie saoudite Mohammed ben Salmane a validé une opération à Istanbul, en Turquie, pour capturer ou tuer le journaliste saoudien Jamal Khashoggi », écrivent les services de renseignement américains dans un rapport de quatre pages, déclassifié à la demande du président Joe Biden alors que son prédécesseur Donald Trump l’avait gardé secret.
« Le prince héritier considérait Khashoggi comme une menace pour le royaume et plus largement soutenait le recours à des mesures violentes si nécessaire pour le faire taire », ajoutent-ils.
Le rapport souligne que le jeune dirigeant, surnommé MBS, disposait d’un « contrôle absolu » des services de renseignement et de sécurité, « rendant très improbable » une telle opération sans son « feu vert ».
Le renseignement américain publie une liste d’une vingtaine de personnes impliquées dans l’opération, dont l’ex-numéro deux du renseignement saoudien Ahmed al-Assiri, proche de MBS, et l’ex-conseiller du prince Saoud al-Qahtani, tous deux blanchis par la justice de leur pays.
Appels à sanctionner MBS
Le gouvernement américain a annoncé dans la foulée des sanctions financières contre le général Assiri et contre la Force d’intervention rapide, une unité d’élite chargée de la protection du prince, supervisée par Saoud al-Qahtani et présentée par Washington comme étant largement impliquée dans le meurtre.
Le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken a, lui, interdit d’entrée aux États-Unis 76 Saoudiens dont l’identité n’a pas été dévoilée, dans le cadre d’une nouvelle règle, baptisée « Khashoggi ban », ou « interdiction Khashoggi », visant toute personne accusée de s’attaquer, au nom des autorités de son pays, à des dissidents ou journalistes à l’étranger.
Le groupe de pression Open Society Justice Initiative a exhorté le gouvernement Biden à aller plus loin avec « des sanctions financières et des interdictions de voyage contre le prince héritier ».
« J’espère qu’il s’agit seulement d’un premier pas, et que le gouvernement entend prendre des mesures concrètes pour que le prince héritier […] rende personnellement des comptes pour ce crime odieux », a aussi déclaré le président démocrate de la commission des Affaires étrangères du Sénat américain, Bob Menendez.
Un haut responsable gouvernemental a toutefois justifié la décision d’épargner Mohammed ben Salmane par la règle selon laquelle Washington ne sanctionne pas les dirigeants de pays amis. « L’objectif est un recalibrage » des relations, « pas une rupture », a-t-il dit.
Le président Biden, qui avait jugé, avant son élection en novembre, que le royaume du Golfe devait être traité comme un État « paria » pour cette affaire, a d’ailleurs tenté de déminer le terrain en appelant jeudi le roi Salmane pour la première fois depuis son arrivée à la Maison-Blanche.
S’il a mis l’accent sur « les droits humains universels », il a aussi adressé un satisfecit au monarque pour la récente libération de plusieurs prisonniers politiques. Et il a promis d’aider Riyad à se « défendre » face aux attaques de groupes pro-Iran.
Corps démembré
Critique du pouvoir saoudien après en avoir été proche, Jamal Khashoggi, résident aux États-Unis et chroniqueur du quotidien Washington Post, avait été assassiné le 2 octobre 2018 dans le consulat de son pays à Istanbul par un commando d’agents venus d’Arabie saoudite.
Son corps, démembré, n’a jamais été retrouvé.
Après avoir nié l’assassinat, Riyad avait fini par dire qu’il avait été commis par des agents saoudiens ayant agi seuls. À l’issue d’un procès opaque en Arabie saoudite, cinq Saoudiens ont été condamnés à mort et trois autres à des peines de prison – les peines capitales ont depuis été commuées.
Cette affaire a terni l’image du jeune prince héritier, véritable homme fort du royaume rapidement désigné par des responsables turcs comme le commanditaire du meurtre malgré les dénégations saoudiennes.
Le Sénat des États-Unis, qui avait déjà eu accès aux conclusions du renseignement américain, avait aussi jugé dès 2018 que le prince était « responsable » du meurtre.
Mais Mike Pompeo, alors secrétaire d’État de Donald Trump, avait lui affirmé que le rapport de la CIA ne contenait « aucun élément direct liant le prince héritier à l’ordre de tuer Jamal Khashoggi ».
« J’ai sauvé sa peau »
Et l’ex-président républicain n’avait jamais voulu publier ce rapport ni blâmer publiquement Mohammed ben Salmane, pour préserver l’alliance avec Riyad, pilier de sa stratégie anti-Iran, premier exportateur mondial de pétrole brut, et gros acheteur d’armes américaines.
Les photos de Mike Pompeo, tout sourire, aux côtés de MBS avaient apporté de l’eau au moulin des détracteurs de la diplomatie trumpiste, accusée d’avoir couvert l’assassinat.
« J’ai sauvé sa peau », a d’ailleurs reconnu, après coup, le milliardaire républicain auprès du journaliste américain Bob Woodward.
L’administration Trump avait émis des sanctions à l’encontre d’une douzaine de responsables saoudiens subalternes.
Washington a d’ores et déjà prévenu que Joe Biden entendait « recalibrer » sa relation avec Riyad, en ne parlant qu’au roi et non au prince, interlocuteur privilégié de Donald Trump, et en mettant l’accent sur les droits de la personne.
Il a aussi mis fin au soutien américain à la coalition militaire, dirigée par les Saoudiens, qui intervient dans la guerre au Yémen, et tente de renouer le dialogue avec l’Iran, grand ennemi régional de l’Arabie saoudite.
AFP