Cette contribution est signée Hakim Ben Hammouda, ancien ministre tunisien de l’économie et des finances. Nous la reprenons ici avec son autorisation. Nous continuerons ainsi à alimenter le débat sur les répercussions de la crise sanitaire du Covid 19.
C’est un régime démocratique à bout de souffle qui tente de résister à la plus grande pandémie existante depuis un siècle et d’empêcher sa transformation en une crise économique et sociale sans précédent depuis la grande dépression de 1929. Nos démocraties sont marquées depuis quelques années par un désenchantement qui touche le lien politique moderne hérité des Lumières et des grandes révolutions du 19e siècle. L’air du temps de ce XXIe siècle penchait vers le doute et le scepticisme sur la fin d’un monde et des vieilles certitudes de la modernité. Les discours postmodernistes nous promettaient des lendemains meilleurs où l’individu allait jouir des libertés jusque-là interdites par les bureaucraties et les Etats tentaculaires.
Or, la démocratie est entrée dans une éclipse depuis plusieurs années et la confiance dans sa capacité à exprimer la volonté collective et à porter un projet social est fortement entamée. Cet essoufflement a été renforcé par les critiques des philosophes postmodernes sur le régime démocratique considéré comme un héritage lourd et dépassé qui a accablé l’individu et limité une liberté pourtant accordée pour le libérer du joug de l’Etat féodal et des formes d’oppression du Moyen Age. Mais, ce sont de nouvelles formes d’oppression et d’hégémonie que l’Etat moderne va progressivement mettre en place avec ses institutions bureaucratiques qui vont confisquer cette liberté et enfermer le sujet moderne dans de nouvelles formes de dépendance et d’assujettissement. Les philosophes postmodernes vont se saisir de cette crise pour appeler à un dépassement des régimes démocratiques avec leurs dérives autoritaires et s’ouvrir aux plaisirs des joies du monde virtuel et des libertés ouvert par les révolutions technologiques et qui met fin à toutes les privations et à toutes les frontières du monde d’avant.
On peut évoquer quelques manifestations et signes de cette crise du système démocratique telle que nous l’avons connue avant la crise du Covid-19. Cet essoufflement des démocraties modernes s’est exprimé sur trois grands fronts. Le premier est celui de la démocratie représentative qui a constitué la forme la plus répandue du régime politique moderne dans les démocraties dans le monde. Ce système a commencé à connaître des remises en cause et des questionnements du recul de la représentativité et de la capacité des élus à exprimer et à défendre les ambitions et les rêves des citoyens.
Ce recul de la représentativité a trois sources différentes. La première provient de cette distance et de cet éloignement des élus des préoccupations de leurs concitoyens et leur investissement dans les petits crimes entre amis des responsables politiques et des batailles politiciennes qui n’ont aucun rapport avec les préoccupations quotidiennes des gens et leurs difficultés. La seconde source de cet éloignement des responsables politiques de leurs concitoyens s’explique par leur proximité de lobbys économiques et financiers et leur distanciation par rapport à l’intérêt général et la volonté collective des citoyens. La globalisation a joué un rôle important dans cette crise du politique et dans son délitement avec la montée de l’implication des grandes institutions internationales dans les choix politiques et économiques nationaux aux dépens des institutions élues de manière démocratique. Ainsi, des décisions importantes qui ont une influence directe sur la vie des citoyens sont prises loin des institutions nationales, ce qui a porté un coup à l’Etat national et à sa capacité à exercer le pouvoir au nom de l’intérêt collectif et de la volonté collective des citoyens.
Ces développements ont contribué au recul de la confiance des citoyens dans la démocratie représentative, dans la capacité des élus à exprimer avec honnêteté et efficacité leurs intérêts et dans l’aptitude des institutions de l’Etat à porter le rêve démocratique et la capacité d’enchantement promise par la modernité. Ces évolutions vont renforcer l’effritement de la confiance dans les régimes démocratiques et dans la désertion de l’action politique et du champ démocratique.
Cette crise du lien démocratique va ouvrir la porte aux mouvements populistes qui vont faire de la trahison des élites leur cheval de bataille pour flatter les idées les plus conservatrices et le refus de l’autre chez un sujet en pleine désillusion face aux rêves perdus d’un monde meilleur. Ces déceptions et ces lendemains qui déchantent vont ouvrir la porte de l’aventurisme des populismes dont nous avons pu découvrir le caractère dévastateur sur l’humain par le passé.
La seconde dimension de cette crise du système démocratique concerne la dimension économique. Le système de l’Etat-nation hérité du fordisme d’après-guerre est entré en crise depuis le début des années 1970. Le projet de dépassement de l’Etat-nation et la construction d’un nouveau projet globalisé comme nouveau cadre du développement du capitalisme seront portés par les pays capitalistes et les grandes entreprises multinationales. La globalisation devient ainsi au début des années 1990 le nouveau cadre dans lequel vont s’opérer la répartition globale de la production et l’accélération du commerce mondial, ainsi que les mouvements des capitaux.
Mais, si le projet de la globalisation a permis dans un premier temps de dépasser les crises du capitalisme de l’Etat-national, il sera à l’origine de l’apparition de grandes turbulences qui vont conduire à des crises structurelles comme celle de 2008 qui a failli sonner sa fin. Ainsi, la globalisation va devenir progressivement une source de déstabilisation de l’ordre mondial.
Ces crises économiques à répétition et l’instabilité grandissante conduisent à une perte de confiance dans la capacité du régime démocratique à assurer la stabilité de l’ordre global et à offrir un nouveau projet économique post-fordiste, capable de relancer la croissance et le développement sur des bases plus solides et ouvertes à la marge du monde.
La troisième dimension dans la crise du régime démocratique concerne l’aspect social. La crise dans les pays capitalistes a été à l’origine de l’essoufflement de l’Etat-providence et de l’affaiblissement des mécanismes et des institutions de solidarité sociale dans les pays démocratiques. Ces crises économiques à répétition ont provoqué la fin de la société du plein emploi et l’apparition du chômage et de son développement à des niveaux très élevés. La globalisation sera également à l’origine d’une plus grande dé-légitimation de l’ordre démocratique avec la montée des inégalités et de la marginalisation qui deviendront les sujets de préoccupation des Etats et des institutions démocratiques.
Le régime démocratique entre dans une longue trajectoire d’essoufflement et d’éclipse avec la crise du système représentatif, les turbulences économiques à répétition et la croissance sans précédent des inégalités et de la marginalisation sociale. Cette douce fin de monde sera à l’origine de l’avènement des populismes dans les grandes démocraties. Les populismes ont expliqué ces crises multiples par la trahison des élites, leur renfermement et leur éloignement des couches populaires. La montée du populisme va porter le coup de grâce aux forces politiques traditionnelles qui vont éprouver les plus grandes difficultés à renouveler leur discours politique et ouvrir une nouvelle ère dans l’expérience politique des sociétés démocratiques.
La crise du Covid-19 et la pandémie arrivent dans ce contexte d’éclipse du projet démocratique et d’essoufflement de l’expérience collective héritée de la modernité et des révolutions du 19e siècle. Toute la question qui se pose aujourd’hui est de savoir si les sociétés démocratiques ont les capacités à résister à cette crise et à la propagation de la pandémie et à inventer une nouvelle expérience collective.
Pour répondre à cette question, nous nous arrêterons sur les principales caractéristiques de cette nouvelle expérience politique en gestation dans les sociétés démocratiques face au virus et à la pandémie. La première caractéristique est liée au retour de la confiance dans l’Etat et dans les institutions publiques, particulièrement dans le domaine de la santé pour faire face à ce virus. Ce sont ces institutions, en dépit de leurs difficultés, qui se sont levées pour arrêter la propagation de ce virus et pour défendre l’humain dont l’existence physique est mise à mal face à cet ennemi invisible. Dans cette crise, l’Etat a retrouvé sa capacité à devenir l’expression collective de l’envie de vivre et de construire une expérience collective du commun.
La seconde manifestation de ce quotidien en suspens sous la menace de la pandémie est le retour des rapports d’entraide et de solidarité. Cette renaissance de la solidarité a marqué les sociétés démocratiques comme la société civile et même les attitudes de l’individu avec cette volonté d’être aux côtés de l’Autre et de lui apporter l’appui et la solidarité dont il a besoin. Cette nouvelle tendance est venue remettre en cause un individualisme forcené et absolu qui a dominé les sociétés démocratiques au cours des dernières années et ouvert la voie à une nouvelle expérience de solidarité.
La crise du régime démocratique a été marquée par le délitement du rapport social et le recul du commun qui ont constitué pendant des décennies le fondement de l’expérience collective dans les sociétés démocratiques. L’irruption tragique de la pandémie a ressuscité l’expérience du collectif dans notre subconscient pour en faire la source de notre résistance et de la défense de l’humain et de nos sociétés.
Cette pandémie a été également un retour de la citoyenneté pour en faire le socle de cette résistance à la pandémie. Certes, les politiques publiques ont joué un rôle important dans cette bataille. Mais les les attitudes et les comportements personnels ont été un élément essentiel dans cette résistance et dans l’arrêt de sa propagation. Le retour d’une citoyenneté dynamique et engagée a joué un rôle important dans cette résistance.
On peut également évoquer un autre aspect important dans cette vie sous la menace de la pandémie qui est le retour d’une forme d’espérance et de confiance dans la capacité de l’humain à faire face au danger. En dépit de la détresse et du spectre de la mort qui hantait nos villes, la réponse de l’humain a été pleine de vie et d’espoir dans des lendemains meilleurs.
Cette pandémie a été à l’origine d’attitudes et de comportements que nous avons perdus dans la crise des régimes démocratiques. Le retour de la confiance dans l’Etat et dans les institutions sociales, et la réinvention du commun, de la citoyenneté, de l’engagement, de la solidarité et de la possibilité d’un monde meilleur, constituent les fondements du retour du politique dans le monde post-Covid-19. Mais, reste le plus grand défi pour les forces démocratiques et sociales, celui de transformer ces nouveaux comportements et ces nouvelles idées en gestation en un nouveau projet politique capable d’ouvrir une nouvelle page dans notre expérience historique.
Hakim Ben Hammouda
L’auteur : Hakim Ben Hammouda est l’ancien ministre tunisien de l’économie et des finances (2014-2015). Il est titulaire d’un doctorat en économie internationale de l’Université de Grenoble Il a occupé le poste de conseiller spécial du président de la Banque africaine de Développement (BAD).
De 2008 à 2011, il était le Directeur de l’Institut de Formation et de la Division de la Coopération Technique à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Auparavant il était Économiste en Chef et Directeur de la Division du Commerce, Finance et Développement Économique de la Commission Économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA).
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