Avec la Zlecaf, l’intégration économique du continent africain pourrait passer de rêve à réalité. Le travail aura été long et pénible, mais les ratifications se succèdent, les volontés politiques semblent converger, les projets d’infrastructures sortent de terre… Il reste toutefois un obstacle de taille à franchir : l’instabilité sécuritaire qui s’est installée dans plusieurs zones du continent et qui tend à verrouiller les frontières, plus qu’à les ouvrir…
La ZLECAf est l’une des étapes clés pour la mise en œuvre de l’Agenda 2063 de l’Union africaine (UA). En s’appuyant sur les efforts d’intégration déjà effectués aux niveaux sous-régionaux, elle vise à créer un marché commun de 1,2 milliard de personnes, représentant un produit intérieur brut de 2500 milliards $. L’objectif affiché est d’accroître le commerce intra-africain de 52,3 % d’ici 2022.
Des défis sécuritaires importants : Le djihadisme et la piraterie constituent les nouveaux défis sécuritaires auxquels l’Afrique est confrontée. Selon l’UA, la liste de groupes qualifiés de terroristes et opérant sur le sol du continent ne cesse de s’allonger. Plus de 16 groupes seraient aujourd’hui actifs. Le nord-est du Nigeria où sévit la secte Boko Haram, la Somalie, et la Corne de l’Afrique en général, qui sont aux prises avec les milices shebab et enfin, la région du Sahel, au sud du Sahara, sont les principaux foyers du terrorisme sur le continent.
La zone sahélienne a d’ailleurs particulièrement connu une prolifération des groupes extrémistes liés à al-Qaïda (Aqmi et Ansar Dine), notamment depuis que la Libye a sombré dans le chaos après la chute du régime de Kadhafi en 2011. Quant à la piraterie, elle s’est développée dans les années 2000 dans le golfe d’Aden, avant d’étendre sa zone d’action qui va aujourd’hui du golfe d’Oman (au nord) jusqu’au canal de Mozambique (au sud). A ces situations, s’ajoutent les violences intercommunautaires qui se multiplient ces dernières années, particulièrement dans la région subsaharienne. L’un des exemples les plus marquants, cette année, a été le massacre de plus de 160 Peuls à Ogossagou, au Mali, près de la frontière avec le Burkina Faso.
A l’intérieur du continent, les zones frontalières sont autant d’espaces utilisés pour perpétrer des actes de violence. Les Etats en situation d’instabilité sécuritaire comme la Libye, le Mali, le Niger, le Nigeria, le Burkina Faso, la Centrafrique, la République démocratique du Congo, la Somalie ont en partage des milliers de kilomètres avec d’autres Etats. Les violences qui ont cours à l’intérieur de ces Etats ont donc progressivement tendance à s’étendre à toute la région à laquelle ils appartiennent, en raison de la porosité des frontières notamment.
L’une des plus récentes illustrations du phénomène a été l’enlèvement, en mai dernier, de deux touristes français au nord du Bénin, par des hommes armés en provenance du Burkina Faso. Un peu plus à l’est, le groupe islamiste Boko-Haram, initialement actif dans le nord du Nigeria, a multiplié ces dernières années des incursions vers les frontières camerounaises, tchadiennes ou nigériennes. Une situation qui ferait presque oublier les nombreuses contrebandes et les trafics d’êtres humains entre les frontières africaines, qui contribuent à alimenter financièrement les organisations terroristes présentes sur le continent. Au-delà des dépenses énormes que les Etats consacrent à maintenir une certaine stabilité, l’insécurité fragilise les Etats et ralentit leur activité économique, leur faisant ainsi perdre des points de croissance.
En 2014, la Banque africaine de développement a publié une étude évaluant les coûts économiques subis par les « Etats fragiles » du continent africain, c’est-à-dire ceux connaissant une situation d’insécurité inquiétante. D’après le rapport, sur la période 1980-2010, les pays fragiles ont enregistré une croissance négative de leur PIB/tête à -0,4% par an en moyenne, contre une croissance de 1% par an pour les « Etats non fragiles ». De plus, cette instabilité sécuritaire a des conséquences économiques au-delà des frontières, notamment en raison de l’afflux des réfugiés dans les pays frontaliers. En 2018, l’Afrique comptait 6,3 millions de réfugiés et demandeurs d’asile politique et 14,5 millions de personnes déplacées à l’intérieur du continent, d’après les chiffres de l’Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC). Des réfugiés qui peuvent parfois entraîner des dépenses supplémentaires pour des pays déjà peu développés alors que les financements des bailleurs de fonds se font parfois attendre. Par exemple, la Banque mondiale estime que le revenu moyen par habitant en Egypte est aujourd’hui inférieur de 1,5 % au niveau qu’il aurait pu atteindre sans le conflit syrien. « Les problèmes de sécurité sont des facteurs négatifs […] qui amenuisent les chances de réussite de cette zone de libre-échange. La zone de libre-échange suppose que vous n’avez plus de barrières tarifaires, que vous n’avez plus d’impositions douanières, mais tout ceci ne suffit pas. […] Si vous ne produisez pas parce que vous êtes dans l’insécurité, la ZLECAf ne vous sert à rien », déclarait au média russe Sputnik, l’économiste camerounais Dieudonné Essomba.
Des réponses radicales : La mise en œuvre de la ZLECAf implique pour les Etats de renoncer à une certaine partie de leur souveraineté territoriale, notamment en facilitant la circulation des personnes et des biens à travers leurs frontières. Or, cette souveraineté est déjà menacée par les organisations terroristes et criminelles transnationales qui se jouent des lignes de démarcation entre les pays africains. Sur les 54 Etats africains qui ont signé l’accord, pas moins d’une vingtaine sont concernés directement ou indirectement par des violences (terroristes, communautaires, sécessionnistes). A l’heure où les pays africains sont appelés à ouvrir leurs frontières pour mettre en œuvre un marché unique continental censé impulser leur développement, une question fondamentale se pose donc : la promotion du libre-échange en Afrique peut-elle supplanter les questions de sécurité ? Pour certains pays, la question ne semble pas se poser. L’intérêt national semble primer sur toute question de libre-échange transfrontalière.
Au Tchad, le gouvernement a annoncé en août dernier, la fermeture de sa frontière avec l’Etat voisin du Soudan après des violences qui ont amené les autorités à déclarer l’état d’urgence dans l’est du pays. Le pays, signataire de la ZLECAf, a également annoncé la fermeture de ses frontières avec la Libye et la Centrafrique pour des raisons de sécurité.
Le Nigeria, première puissance économique et démographique du continent, a quant à lui fermé depuis plus d’un mois ses frontières avec le Niger et le Bénin, pour lutter contre la contrebande de produits entre les trois pays.
La lutte contre les organisations terroristes a conduit à la militarisation des espaces frontaliers, notamment dans le golfe de Guinée. La projection vers le sud des groupes armés qui agissent de part et d’autre de la zone des trois frontières (Mali-Burkina Faso-Niger) a poussé des pays comme le Bénin et le Togo à déployer des troupes à leurs frontières nord pour contrer la menace qui pèse sur eux.
Des mécanismes de pacification : « Il faut faire la part des choses entre s’ouvrir et se prémunir des problèmes sécuritaires », a déclaré l’économiste camerounais au micro de Sputnik. Et d’ajouter : « Si on s’en tient aux pays comme les Etats-Unis, par exemple, quand ils ont été frappés par les terroristes en 2001, ils n’ont pas fermé complètement leurs frontières, mais ils se sont plutôt employés à renforcer la sécurité à l’entrée de leurs frontières, tout en permettant au commerce de se développer ».
Pour l’instant, les efforts des pays pour pacifier le continent tardent à donner des résultats concrets. En 2013, l’Union africaine adoptait un plan d’action visant à « faire taire les armes, d’ici à 2020 ». Un objectif qui ne sera vraisemblablement pas atteint, alors que la ZLECAf est prévue pour démarrer effectivement en juillet de la même année.
Ecofin