Dans cet entretien, l’ancien chef du gouvernement, Dr Ahmed Benbitour, revient sur la situation, politico-économique du pays, et sur la stratégie adoptée par l’Etat pour surmonter la crise pétrolière.
Algérie – Eco : L’Algérie possède les capacités et le potentiel pour redresser son économie, mais depuis le début de la crise pétrolière de 2014, elle n’arrive pas à appliquer les réformes annoncées, à quoi selon vous est dû ce statut quo ?
Dr Ahmed Benbitour : L’économie nationale, avait connue une situation d’aisance financière exceptionnelle pendant plusieurs années :
- des réserves en devises couvrant trois années d’importations sans besoin d’exporter,
- une dette extérieure presque nulle,
- un fort excédent budgétaire,
- un taux d’épargne de 50% du PIB, c’est-à-dire, que quand il y a une production de 100 dinars ; 50 dinars étaient épargnés,
- un taux de thésaurisation de 20%, c’est-à-dire, que sur 100 dinars produits, 20 dinars restaient dormants,
- une surliquidité au niveau du système bancaire.
Autrement dit, des moyens importants pour financer des programmes d’investissements productifs ambitieux.
Malheureusement, cette aisance financière était accompagnée par la mauvaise gouvernance, ce qui a débouché sur la pénurie de moyens de financement de l’économie et du Budget de l’Etat.
Effectivement, les recettes annuelles d’exportation des hydrocarbures sont passées de 63 milliards US$ en 2013 à 27 milliards US$ en 2016 et elles dépasseront difficilement, la barre des 30 milliards US$ dans l’avenir. Alors que les dépenses d’importations et de transferts ont atteint 76 milliards US$ en 2014, composées en 68 milliards US$ d’importations de biens et services et 8 milliards US$ de transfert des bénéfices des sociétés étrangères exerçant en Algérie.
La gouvernance qui n’a pas su profiter d’une aubaine d’aisance financière et qui, au contraire a mené le pays dans cette situation catastrophique ne pourra pas appliquer les réformes nécessaires au redressement de l’économie.
Que pensez-vous du recours à la planche à billet, notamment ses conséquences ?
R2 : La planche à billet est un recours pour financer le déficit du budget de l’Etat. Le budget de l’Etat est financé par la fiscalité ordinaire, c’est-à-dire, les impôts prélevés sur les activités des citoyens et par la fiscalité pétrolière qui est prélevée sur les recettes d’exportations d’hydrocarbures. Avec la baisse des recettes d’exportation, il s’en est suivi une baisse de la fiscalité pétrolière et donc un déficit important du budget. Il y a eu, un premier parcours au financement monétaire par le glissement de la parité du Dinar par rapport aux devises étrangères. D’où la montée des prix des produits importés. Il y a eu, ensuite, recours à la Banque Centrale pour financer le déficit du budget. Autrement dit, deux voies de financement monétaire, aussi, appelé dans le langage courant, « planche à billet ». La conséquence en est une inflation à trois chiffres qui est déjà apparente avec les prix des produits qui ont doublé (trois chiffres ou 100% et plus).
L’Algérie demeure sur le plan géostratégique le portail économique vers l’Afrique, sommes nous actuellement en mesure de relever ce défi ?
L’Algérie demeure un portail économique vers l’Afrique sur le plan géographique, mais nous avons, malheureusement, perdu la dimension géostratégique acquise par notre prestigieuse Révolution de Novembre 1954, qui a ouvert la voie de l’indépendance à un grand nombre de pays africains.
Quelles solutions préconisez-vous, pour sortir de la dépendance des hydrocarbures ?
La sortie de cette dépendance, c’est le passage d’une économie de rente, atteinte de la malédiction des ressources à une économie compétitive qui assure la protection des individus et un développement individuel et collectif harmonieux. Ce passage se réalisera par un programme complet pour mettre en place cette économie de développement qui s’appuiera sur une politique rigoureuse et efficace de transformation du capital naturel non renouvelable (les hydrocarbures) en un capital humain générateur de flux de revenus stables et durables. Cette politique comprend notamment la réallocation d’une partie significative des investissements excessifs actuels dans les infrastructures vers des investissements ciblés dans le secteur productif de biens et de services (agriculture, industries, TIC, services, tourisme …), mais surtout des investissements de plusieurs milliards de dinars dans les ressources humaines ( éducation, savoir, compétences …), afin de promouvoir une génération d’entrepreneurs possédant la capacité de leadership, la moralité, l’intelligence et le jugement, et de former des cadres gestionnaires à tous les niveaux dans les entreprises et l’administration. La relève des cadres dirigeants partant à la retraite, doit être assurée en urgence par le biais d’ambitieux programmes de formation et de promotion de la relève, pour compenser la trêve remarquée pendant deux décennies dans la formation des cadres.
La décentralisation de la décision d’investissement sera assurée par le lancement de quinze pôles régionaux d’investissement et de développement. Avec, la mise en place de tous les instruments nécessaires à l’investissement : fonds d’investissements, banques d’affaires, bureaux d’études … Le tout démarrera par une monographie de chaque région pour y définir les secteurs prioritaires.
De même, la nécessité de faire face à la pénurie prévisible d’énergie.
L’énergie est un levier principal de développement et un facteur de bien- être social.
L’exploitation irresponsable des sources d’énergie non renouvelable (consommation intérieure et exportation des hydrocarbures) est en voie de mener le pays vers la pénurie énergétique.
L’impasse est là, prévisible et même visible : une augmentation accélérée de la demande intérieure d’énergie, des exportations élevées par rapport à notre potentiel d’exploitation, une production en baisse et une utilisation irrationnelle des revenus financiers générés par les exportations.
L’Algérie est parmi les pays qui disposent du taux d’ensoleillement le plus élevé dans le monde, ce qui lui permet de construire une compétence distinctive dans l’exploitation des sources d’énergies renouvelables.
Cette exploitation concernera la production de masse centralisée et la production décentralisée de proximité.
Pour la production de masse centralisée, dans le sud du pays, la technologie des centrales thermodynamiques pourrait être retenue.
Pour la production décentralisée c’est le photovoltaïque qui est retenu. Les équipements seront produits par le secteur privé en petites et moyennes entreprises pour la création d’emplois, la maîtrise et le développement de cette technologie et la démocratisation de l’utilisation des panneaux voltaïques.
Par exemple, dans le sud, les consommateurs seront encouragés à utiliser les panneaux pour les besoins de la climatisation grâce à un soutien approprié de l’Etat. Ainsi, sera réduite la consommation d’électricité avec un plus grand confort et autonomie des consommateurs et moins de dépenses.
De même la maîtrise des autres technologies, l’éolien, la géothermie et la conversion d’hydrogène.
L’Algérie développera, ainsi, une avance technologique dans les énergies renouvelables.
Comment qualifiez-vous la situation politique actuelle ?
Notre pays est dirigé par un pouvoir autoritariste, patrimonialiste et paternaliste qui vit de la rente et la prédation dans l’utilisation de la rente, alors que la rente est en diminution sensible et pour toujours.
Par le fait de la mauvaise gouvernance, résulte, un Etat déliquescent en situation de pénurie de moyens de financement de son budget.
Un Etat déliquescent se caractérise par la généralisation de la corruption, l’institutionnalisation de l’ignorance et de l’inertie, le culte de la personnalité, la centralisation du pouvoir de décision entre un nombre réduit d’individus au lieu et place des institutions habilitées, l’émiettement du pouvoir entre les différents clans à l’intérieur du système. Malheureusement, l’Etat algérien correspond de façon évidente à l’ensemble de ces critères de définition d’un Etat déliquescent.