De nombreuses études menées par des prestigieux cabinets de conseil et des institutions financières ont conclu à l’émergence d’une classe moyenne africaine qui embrasse précipitamment le consumérisme, positionnant ainsi le continent en dernier territoire de conquête pour les grandes enseignes internationales à la recherche de nouveaux relais de croissance. Certaines multinationales qui ont succombé à cet afro-optimisme effréné ont cependant rapidement déchanté, sur fond de mauvaise compréhension des spécificités de la classe intermédiaire africaine, qui ne possède pas l’homogénéité des sociétés occidentales ou asiatiques.
Le cabinet de conseil américain Frontier Strategy Group a relancé récemment le débat sur l’émergence d’une classe moyenne en Afrique, en révélant qu’une partie non négligeable de ses clients parmi les multinationales spécialisées dans le Consumer Business (biens de consommation courante) peinent à dégager des marges satisfaisantes en Afrique subsaharienne. «Alors que l’Afrique subsaharienne abrite certaines des économies les plus dynamiques du monde et que des études font état de l’augmentation du pouvoir d’achat des consommateurs, certaines multinationales constatent que leurs activités la région ne sont pas performantes. Un sondage mené auprès de 20 dirigeants de multinationales implantées en Afrique subsaharienne que nous conseillons a révélé que six d’entre eux n’ont pas atteint leurs objectifs en termes de rentabilité durant l’année écoulée. D’autres ont également mentionné des résultats décevants, ce qui les a poussés, dans certains cas, à déprioriser la région dans leurs stratégies d’expansion à l’international», a expliqué William Attwell, analyste principal en charge de l’Afrique subsaharienne chez Frontier Strategy Group.
En juin 2015, le directeur général Afrique équatoriale du géant suisse de l’agroalimentaire Nestlé, Cornel Krummenacher, avait déjà jeté un pavé dans la mare, en allant à contre- courant de l’idée alors communément admise selon laquelle la classe moyenne était alors en pleine expansion au sud du Sahara. «Nous pensions que ce serait la prochaine Asie, mais nous avons réalisé que la classe moyenne dans la région est petite et n’est pas vraiment en progression», a-t-il déclaré au quotidien britannique The Financial Times. Le leader mondial de l’industrie agro-alimentaire, qui avait annoncé un programme d’investissements de près d’un milliard d’euros sur le continent en 2010, a ensuite redimensionné son plan d’expansion. Il s’est aussi séparé de plus de 15% de ses effectifs au cours des deux dernières années, avant de procéder, en janvier dernier, à la fermeture de son usine et de son siège social à Kinshasa (RD Congo). L’idée de l’émergence d’une classe moyenne regroupant des individus capables, après la couverture de leurs besoins fondamentaux, d’affecter le solde de leur revenu à l’achat de biens de consommation librement choisis, s’est répandue depuis 2011, suite à la publication par la Banque africaine de développement (BAD) d’une étude intitulée «Le milieu de la pyramide : les dynamiques de la classe moyenne africaine». Pour l’institution financière panafricaine, un Africain fait partie la classe moyenne lorsque son revenu est compris entre 2 et 20 dollars par jour, en parité de pouvoir d’achat. Selon ce critère, 370 millions de personnes appartiennent au milieu de la pyramide sociale, soit 34 % des quelque 1,1 milliard d’habitants du continent.
Des critères d’appartenance controversés
L’échelle statistique utilisée par la BAD pour définir la supposée classe moyenne en Afrique ne fait l’unanimité. D’autant plus qu’elle met dans le même sac des catégories sociales ayant des niveaux de revenus très différents. «Sur les 370 millions d’Africains relevant de la classe moyenne identifiée par la BAD, 250 millions ont un revenu situé entre 2 et 4 dollars par jour, soit juste à la limite supérieure de l’indigence, ce qui interdit par définition, de les englober dans la classe moyenne. Cette dernière se réduirait donc à 120 millions de personnes et non 370 millions. Or, sur ces 120 millions d’Africains, 50 millions ont un revenu compris entre 4 et 10 dollars, dont les trois quarts entre 4 et 6 dollars, ce qui fait que la fourchette se réduit encore», regrette Bernard Lugan, un historien français spécialiste de l’Afrique, qui accuse la BAD de s’être «amusée à jouer les illusionnistes, entraînant les médias dans des analyses erronées de la situation de l’Afrique et dans une surenchère afro-optimiste». Même son de cloche chez Paul Derreumaux, président d’honneur et co-fondateur du groupe bancaire panafricain Bank of Africa (BOA) : «Le choix de seuils financiers modestes était sans doute le seul cohérent avec la volonté de donner à cette classe moyenne une masse significative, pour frapper les esprits. Il paraît cependant manquer de réalisme».
Contrairement à celle de la BAD, une étude publiée par banque sud-africaine Standard Bank en 2014 n’a pas pris en considération la classe moyenne dite «flottante » (floating class), c’est-à-dire la tranche de personnes ayant des revenus compris entre 2 et 4 dollars par jour, arguant que cette classe peut retomber facilement dans la pauvreté au moindre choc économique.
Intitulée «Comprendre la classe moyenne en Afrique» (Understanding Africa’s Middle Class), l’étude de la première banque africaine en termes des actifs, a été menée dans 11 pays d’Afrique subsaharienne représentant près de la moitié de la population et du PIB du continent (Angola, Ethiopie, Ghana, Kenya, Mozambique, Nigeria, Soudan du Sud, Soudan, Tanzanie, Ouganda et Zambie). Elle a identifié la classe moyenne comme étant les ménages ayant des revenus allant de 5500 à 42000 dollars par an, soit environ entre 15 et 115 dollars par jour. Naturellement, la taille de la classe moyenne dans les onze pays étudiés réunis était beaucoup moins importante que celle estimée par la BAD : à peine 15 millions de personnes.
La Banque mondiale a, quant à elle, retenu 12 à 15 de dollar par personne et par jour comme critère international d’appartenance à la classe moyenne. Si on applique ce critère à l’Afrique Subsaharienne, seuls 32 millions de personnes entreraient dans cette catégorie.
Des classes moyennes hétéroclites
Alors qu’il n’existe encore aucun consensus scientifique sur les critères d’appartenance à la classe qui se positionne dans un «entre-deux» social sur le continent, les chercheurs s’accordent à dire qu’il n’y aurait pas une classe moyenne africaine mais des classes moyennes hétéroclites.
Dans une étude réalisée en 2015 pour le groupe CFAO, leader de la distribution en Afrique, l’institut de sondage français Ipsos et le cabinet de conseil BearingPoint se sont ainsi appuyés sur les ressources des ménages pour distinguer deux catégories de classes moyennes dites «stables»: une catégorie basse regroupant les ménages dont le revenu quotidien est compris entre 12 et 25 dollars et une catégorie haute, composée de ménages gagnant entre 25 et 50 dollars par jour. Selon ces critères, les classes moyennes africaines ne représenteraient que près de 14% de la population du continent, soit environ 143 millions d’Africains.
L’approche basée sur les revenus a cependant des limites, celles de ne pas prendre en compte les dynamiques différentes selon les pays. Il est en effet difficile de mettre dans le même sac les «Black Diamonds», la classe moyenne noire sud-africaine et la classe intermédiaire ivoirienne. Apparue après la fin de l’apartheid à la faveur des politiques d’affirmative action dans la fonction publique et du Black economic empowerment (BEE) dans le secteur privé, la classe moyenne noire sud-africaine regroupe essentiellement des personnes possédant une voiture, un diplôme de l’enseignement supérieur et un revenu mensuel net allant de 1000 à 3500 dollars par mois. Ces personnes se distinguent par des pratiques de consommation ostentatoires, quitte à vivre à crédit.
En Côte d’Ivoire, près des deux-tiers des personnes appartenant à la classe moyenne exercent une activité dans le secteur informel contre seulement 4% dans le secteur privé formel. Ces personnes vivent pour la plupart en zone rurale (42%) ou dans une ville secondaire (42%), et sont des consommateurs très circonspects.
Bien que leurs avis divergent encore sur la taille des classes moyennes africaines, les experts sont unanimes quant à la tendance à l’augmentation constante de la classe intermédiaire. Proparco, filiale de l’Agence française de développement dédiée au secteur privé, s’attend à ce que les classes moyennes africaines stables passent de 132 millions d’individus en 2020 à 243 millions en 2040, soit un marché d’une valeur globale de 1750 milliards de dollars.
Dans une étude publiée fin mars dernier, la Société financière internationale (IFC) a estimé de son côté que 100 millions de personnes devraient rejoindre les classes moyennes et celles à revenus élevés en Afrique subsaharienne d’ici 2030. Intitulée «Construire l’avenir de l’Afrique» (Shaping the future of Africa), cette étude révèle aussi que les dépenses des ménages devraient augmenter à un rythme de 5% par an dans la région, contre une moyenne de 3,8 % dans les autres pays en développement.
Adaptation des modèles opérationnels
A l’instar de Nestlé, plusieurs multinationales, dont le géant néerlandais de l’alimentation et de l’hygiène Unilever et le fabricant américain de produits d’hygiène et de cosmétiques Procter & Gamble, ont eu beaucoup du mal à rentabiliser leurs investissements dans certains pays du continent. Leurs déconvenues ne mettent pas en doute l’entrée du continent dans l’âge de la consommation. Elles émanent plutôt d’une erreur de compréhension des spécificités de la classe intermédiaire africaine, qui ne possède pas l’homogénéité de ses homologues occidentales ou asiatiques. En République démocratique du Congo, Nestlé n’a pas par exemple pris en considération la nécessité d’adapter ses prix au pouvoir d’achat de la classe moyenne locale, préférant miser plutôt sur la qualité. Résultat : les prix des cubes Maggi et du lait Nido que le groupe fabriquait dans son usine implantée en 2012 à Kinshasa, pour un investissement de 13 millions d’euros, n’étaient pas compétitifs face à ceux proposés par ses concurrents locaux. Une étude publiée en 2016 par le cabinet d’audit et de conseil Deloitte avait pourtant fait ressortir que les consommateurs africains affichent une nette préférence pour les marques locales abordables en ce qui concerne les produits alimentaires, tandis qu’ils perçoivent les marques internationales de prêt-à-porter et de cosmétiques comme un plus grand gage de qualité et d¹innovation.
Intitulée «La consommation en Afrique : le marché du XXIème siècle», cette étude a également recommandé aux géants internationaux des biens de consommation d’élaborer des modèles opérationnels spécifiques aux marchés africains, tout en mettant en garde contre la vision selon laquelle le continent constitue un bloc homogène. «Continent aux multiples facettes, l’Afrique demeure aussi complexe que contrastée mais offre des opportunités à ceux qui sont prêts à adapter leurs modèles opérationnels à la région. Etant donnée la diversité des populations en Afrique, il est peu probable que des stratégies élaborées pour l’ensemble du continent produisent les résultats attendus. Une approche spécifique par pays pouvant s’avérer coûteuse, des stratégies spécifiques aux groupes de population constitueraient une option rentable», ont souligné les auteurs de l’étude. «L’adaptation des prix pour prendre en compte le pouvoir d’achat local ou la création de marques locales adaptées aux goûts locaux peuvent également s’avérer des choix judicieux», ont-ils ajouté.
Dans ce cadre, Fan Milk, la filiale ghanéenne du groupe français de produits laitiers Danone, a trouvé une bonne recette l’année dernière : elle a lancé en juin 2017 un yaourt à boire crémeux et enrichi en calcium, spécialement conçu pour l’Afrique de l’Ouest. Baptisé FanMaxx, ce yaourt proposé en format de 330 millilitres bénéficie d’une durée de conservation de quatre mois, ce qui permet au groupe d’exporter ce produit vers les autres pays des pays d’Afrique de l’Ouest et de mieux gérer l’approvisionnement des commerces situés dans les zones rurales. Un exemple à suivre.
Ecofin