De l’Afrique, on parle toujours des ravages économiques qui y sont causés par les phénomènes de corruption, et de fuite illicite des capitaux, ainsi que de leurs coupables (Etats, multinationales). Plusieurs pays de la région figurent d’ailleurs dans le top 10 des pays considérés comme les plus corrompus au monde, ou encore ceux dont la part des revenus sortis chaque année de manière illicite est la plus importante. Mais jusqu’à récemment, on se posait peu la question relative aux complices qui facilitent ces deux fléaux économiques, en captant les ressources qui en sont issues.
L’Afrique victime et parfois coupable, mais qu’en est-il des complices ?
C’est dans cette logique qu’a été mis sur pied le Financial Secrecy Index, l’indice qui classe les pays du monde en fonction du niveau de pratique des secrets financiers qui y existe. Ce dernier a été créé en 2009 par l’organisation non-gouvernementale britannique Tax and Justice Network. Il se déclare « politiquement neutre », mais s’apparente subtilement à un anti-classement de l’ONG Transparency International qui, lui, classe les pays en fonction du degré de perception de la corruption.
La question n’est pas anodine. Les données permettent d’estimer qu’entre 21 000 et 32 000 milliards $ de capitaux privés dans le monde, sont situés dans ces juridictions secrètes, en étant très peu ou pas du tout imposés. Par ailleurs, les flux financiers transfrontaliers illicites ont été estimés à 1600 milliards $ par an, un montant qui dépasse de quelque 135 milliards de dollars l’aide publique internationale. Depuis les années 1970, les pays africains ont perdu à eux seuls près de 1900 milliards $ en fuite de capitaux.
Vu sous cet angle, c’est plutôt le monde entier qui doit de l’argent au continent africain. Mais le fait est que le surplus de ses avoirs se retrouve entre les mains d’une élite riche, et protégé dans des places offshores, tandis que les dettes sont soutenues par les populations africaines. « De notre point de vue, la corruption était perçue sous le mauvais angle. On n’a jamais pensé à examiner la corruption sous l’angle des services qui lui permettent de prospérer », a confié John Christensen, le responsable de Tax and Justice Network, lors d’une interview accordée en 2016 à l’Agence Ecofin.
L’information récente selon laquelle le Nigéria a récupéré 321 millions $ de fonds cachés dans des pays qui pratiquent le secret financier, est une illustration de l’ampleur du défi dans la région. Aussi, un récent rapport sur les inégalités de revenus dans le monde, démontre qu’en Afrique subsaharienne, 40% des revenus des pays sont distribués moins de 10% de la population. De vastes enquêtes menées dans différents pays de la région ont très souvent rarement permis de recouvrer des traces de ces fortunes, ce qui laissent émettre l’hypothèse selon laquelle elles se trouveraient dans des paradis fiscaux et surtout dans des juridictions sécrètes.
La Suisse, les Etats Unis et la Grande Bretagne, en tête des pays soupçonnés de soutenir les flux financiers illicites internationaux
Ainsi, en tête de classement de ces pays qui pratiquent le secret bancaire et financier, on retrouve la Suisse. Le pays s’est beaucoup amélioré depuis la crise financière internationale de 2008, mais continue de préserver solidement sa réputation de pays le plus secret du monde pour ce qui concerne les avoirs bancaires. La loi sur le secret bancaire continue de s’appliquer de manière rigoureuse, exception faite de quelques pays avec lequel existent des accords de partage d’informations.
Tax and Justice Network, estime que les concessions que la Suisse a faites jusqu’ici, l’ont presque toujours été en réponse à des pressions sur ses banques, plutôt que sur le pays lui-même. Elle se résume de la manière suivante, « de l’argent propre pour les pays riches et puissants, et de l’argent sale pour les pays vulnérables et en développement.»
En réalité l’indice de secret financier appliqué par la Suisse qui est de 76, n’est pas très loin de celui de ses suivant dans le classement que sont les Etats-Unis d’Amérique et les Île Caïmans. La différence avec ces deux derniers se situe surtout sur le volume des actifs financiers qu’on retrouve dans les coffres forts suisses. Selon des chiffres de l’association des banques de ce pays européen, 25% de la fortune privée mondiale y est gérée. Cela représente l’équivalent de 6560 milliards $, dont 48% en provenance de l’étranger.
25% de la fortune privée mondiale est gérée en Suisse.
En plus de cela, le pays des montres et du chocolat abrite aussi des firmes d’audit, des banques d’affaires et des compagnies d’assurance qui, de partout dans le monde, se trouvent citées dans des pratiques illicites ou de facilitation ces pratiques. S’il est rapporté que de nombreuses réformes ont été menées pour faire infléchir la tendance, la Suisse devra encore fournir plus d’efforts pour atteindre la transparence bancaire et financière.
Un autre pays qui pratique le secret bancaire est la juridiction des Îles Caïmans. Ce petit territoire britannique est la huitième place bancaire du monde, avec des actifs de près de 1026 milliards $, un volume gigantesque comparé à la taille de son économie. Parallèlement les actifs sous la gestion de fonds mutuels y sont de 3575 milliards $ et le territoire abrite la plus forte concentration de fonds spéculatifs qui ont très mauvaise presse dans des pays peu développés. Les autres pays qui pratiquent le secret bancaire et financier sont des entités comme Hong Kong, Singapour, l’Allemagne, Taiwan, et les Emirats Arabes Unis, qui entretiennent de fortes relations économiques avec le continent africain.
Des solutions concertées, mais peu efficaces pour une large majorité de pays africains.
Grâce à des scandales comme les « Panama Papers » et le « Swiss Leaks », le monde a pu avoir une idée de l’ampleur des énormes sommes cachées dans les juridictions qui pratiquent le secret financier. Si le phénomène touche l’ensemble des pays du monde, il n’en demeure pas moins, que l’Afrique, qui abrite les pays parmi les plus pauvres au monde, est le lieu où les ravages des flux financiers illicites font le plus de dégâts.
Lorsque l’OCDE et le G20 ont commencé à concevoir les normes communes de déclaration des flux financiers transfrontaliers, ils l’ont fait sans impliquer de manière significative les pays à faibles revenus, comme ceux de l’Afrique subsaharienne. Le résultat a été finalement un système conçu pour des nations riches, par des nations riches. On y retrouve même beaucoup de conditions préalables difficiles, voire impossibles à respecter pour les pays dont les administrations fiscales ne disposent pas de budgets conséquents ou des capacités techniques appropriées. Pour ne rien arranger, certains pays riches choisissent de partager l’information principalement ou exclusivement avec d’autres pays riches excluant ainsi de fait de nombreux pays africains.
La norme commune de déclaration de transactions financière de l’OCDE est certainement excellente sur le papier. Plus de 100 pays en sont signataires, dont 22 pays à revenu intermédiaire. Certes, l’échange est ouvert à toute juridiction, pourvu qu’elle sache naviguer dans les étapes techniques, mais les participants ont le droit de choisir avec quels autres pays ils veulent partager des informations. Dans cette logique, les pays pauvres ou politiquement faibles sont souvent mis de côté.
La Suisse, elle, a accepté d’échanger des informations avec quelques pays seulement. Elle est aussi liée par un rapport séparé avec l’Union Européenne. Dans le même temps, dans le monde, aucune des 31 économies à faible revenu ne bénéficie d’un échange automatique d’informations, alors que seulement 21 des 109 économies à revenu intermédiaire reçoivent des informations de manière automatique. De ce point de vue, on peut aisément déduire que la fuite des capitaux africains bénéficie de l’appui logistique de plusieurs pays riches, et que les mesures prises pour endiguer le mal ne peuvent pas, pour l’heure, bénéficier à l’Afrique
Ecofin