Que savait l’Etat français de l’implication supposé du groupe Lafarge dans le financement de Daesh en Syrie ? Libération et Le Monde révèlent des détails de l’enquête, laissant penser que les services secrets français étaient au courant de la situation, et en profitaient pour obtenir des informations.
Le cimentier français est mis en cause pour avoir donné 500.000 euros à des factions armées en Syrie, dont Daesh, afin de continuer à faire tourner sa cimenterie malgré la guerre, mettant en péril la sécurité de ses employés syriens. Les enquêteurs tentent de déterminer si la direction à Paris et le Quai d’Orsay étaient au courant de ces pratiques.
Le procès-verbal de l’interrogatoire de Jean-Claude Veillard par la juge Charlotte Bilger, révélé par Libérationet Le Monde, semble aller dans ce sens.
Selon son agenda, le directeur de la sûreté de Lafarge aurait été un interlocuteur privilégié des services de renseignements français, qu’il a rencontrés à 33 reprises entre 2012 et 2014. « Je ne faisais aucun tri dans les informations que je donnais aux services des renseignements », a-t-il confié à la juge.
« Etiez-vous la seule source d’information pour la DGSE ? » « Dans cette partie de la Syrie, j’aurais la prétention de le croire », rétorque le directeur de la sûreté qui fait partie des six cadres de Lafarge mis en examen pour « financement d’une entreprise terroriste » et, avec une septième personne pour « mise en danger de la vie d’autrui ».
C’est ainsi que « le plus haut niveau de l’Etat » était « avisé en temps réel des équilibres militaires dans le nord de la Syrie, mais aussi de la réalité des agissements de Lafarge », révèle Libération.
Jean-Claude Veillard, 64 ans, utilisait l’adresse mail [email protected] pour communiquer avec la DGSE. Il l’utilise plusieurs fois. La première, c’est le 13 septembre 2014. Jean-Claude Veillard informe la DGSE de sa future rencontre avec deux dirigeants kurdes en France. Le 19 septembre, Daesh attaque le site de l’usine et en prend possession.
Le 22 septembre, Jean-Claude Veillard écrit à nouveau : « L’usine est maintenant occupée par Daesh qui bénéficie de notre cantine, clinique et base vie. […] Le contact a été établi pour la libération de nos collègues chrétiens. Nous recherchons maintenant une voie pour payer la « taxe » car leur jugement est simple : la conversion, la taxe ou la vie… »
Le 17 novembre 2014, Jean-Claude Veillard révèle à la DGSE qu’Amro Taleb, l’intermédiaire entre Daesh et Lafarge, propose de relancer l’usine pilotée par des hommes de Daesh.
Jean-Claude Veillard, en poste chez Lafarge depuis 2008, confie avoir des liens privilégiés avec d’autres services de sécurité français que la DGSE : « Nous fonctionnions de la même manière, j’avais un point de contact particulier avec la DGSI ainsi qu’à la direction du renseignement militaire (DRM) », relate celui qui a par ailleurs été candidat sur la liste Front national aux municipales à Paris en 2014. Des liens renforcés par le recrutement de deux agents des services secrets chez Lafarge en 2010 et 2011.
Dans ce contexte, l’Etat pouvait-il ignorer les transactions financières avec le groupe terroriste ? Jean-Claude Veillard répond : « En 2013, j’ai compris l’économie générale au profit des groupes armés », puis en 2014, les « liens avec Isis [nom anglo-saxon de Daesh] ».
La magistrate insiste : « Vous avez déclaré avoir appris la réalité du financement en 2014. Avez-vous informé les services de renseignement avec lesquels vous déclariez être en contact régulier des informations dont vous disposiez sur ce point ? » Jean-Claude Veillard réitère alors avoir « donné toutes les informations ». « Quelle était leur réaction ? » enfonce la juge Bilger. « Ils engrangent les informations, c’est leur métier », répond-il, laconique.
L’ex-directeur de l’usine pointe aussi le rôle actif des deux « gestionnaires de risques » de Lafarge en Syrie, le Norvégien Jacob Waerness, puis le Jordanien Ahmad Jaloudi, vétérans des services secrets de leurs pays respectifs, explique Libération. Ces derniers collectaient « des informations auprès des conducteurs, des clients, des fournisseurs et parfois des employés », témoigne Jean-Claude Veillard.
Accusé, le cimentier Lafarge a toujours qualifié la sécurité de ses équipes de « priorité ». Or, parmi les nombreux employés enlevés, un a été tué et un autre reste porté disparu.
Afp