Tout le monde reconnaît l’apophtegme de Socrate: « connais-toi toi-même ». Reste à savoir ce que suppose le « connais-toi toi-même ».
De nos jours, les gens voudraient s’accomplir, se réaliser, s’actualiser. Il semblerait qu’un chacun ait le sentiment profond, que la meilleure des avenues possibles pour y arriver soit d’exercer son talent à la création, à l’innovation comme à l’invention. En somme, à l’exécution d’un savoir acquis et maîtrisé, en vue d’une confirmation d’intelligence par le rendu de celui-ci. Et c’est à travers la tâche utile livrée, que cela semblerait s’opérer le mieux, que le fruit de l’effort induit pour l’avaliser soit matériel (bien) ou immatériel (service).
Or, l’activité utile se manifeste dans un cadre donné d’évaluation, soit celui du travail qui la confirme. Ce qui expliquerait, que tant et plus de moyens soient mis en branle, dans l’espace-temps d’activité économique qu’est le milieu du travail, pour mesurer le résultat des activités de l’homme. La connaissance de soi, qui en sourd, se déclinerait par « l’utilité de soi », comme facteur contributif d’apport économique à l’ensemble social dont chacun provient et dont chacun dépend pour son accomplissement personnel. Et ce serait la mesure du rendu de l’activité menée qui déterminerait la qualité de l’apport de chacun au vécu de son groupe d’appartenance, et donc l’intelligence démontrée à satisfaire le besoin de connaissance approfondie de la valeur de soi dans une perspective d’avenir de l’homme. Ce serait rassurant, si la recherche, en psychologie comme en science de la cognition, démontrait, hors de tout doute, que l’homme se connaît parfaitement. Or, c’est précisément le contraire qui se produit. Nous nous surestimons, et nous sous-estimons les autres. Jamais, nous ne faisons montre d’un jugement sûr en matière d’appréciation de la valeur d’être des humains… dont nous sommes pourtant. Il découle de cette méconnaissance (myopie) de soi, du moins en termes de fiabilité dans la mesure de sa valeur d’être et de son potentiel d’amélioration à sa communauté de vie, que nous dussions nous en remettre à des instruments plus objectifs d’évaluation de l’activité utile. Nous avons donc développé des machines, apparemment dénuées de toute subjectivité, pour établir (confirmer) la valeur de nos actes, partant de nos décisions d’ajouter à notre qualité d’être et donc de penser et d’agir en qualité de vie. En d’autres mots, en déterminant ce que nous exécutons, parce que nos actes de production, qui se veulent l’expression concrète de la valeur actualisée de l’intelligence qu’on y met, valident notre savoir acquis. La connaissance de soi passe donc par l’expression de soi, puisque celle-ci est un exercice du savoir (par et) de soi. Karl Weick a dit : « Les gens ne savent ce qu’ils pensent, que lorsqu’ils voient ce qu’ils disent ». C’est donc par la manifestation concrète des choses pensées, et donc articulées, que se révèle l’intelligence des hommes.
Google vous connaîtrait mieux que vous-même
Google, et vous n’avez qu’à en faire l’expérience vous-même si vous en doutez, se souvient de vos préférences d’achat, de vos choix de lecture, de vos visites exploratoires sur Internet. En fait, il peut même se souvenir de vos relations, de vos maladies et de vos prescriptions. Il peut « diagnostiquer » vos bobos mieux que vous ne pourriez le faire seul. Il se souvient de tout et n’oublie rien. Lors d’une expérience, des algorithmes ont diagnostiqué correctement 90 % de cas de cancer du poumon, alors que, généralement, les médecins (humains) n’en diagnostiqueraient que 50 %. Certains estiment que les machines, les algorithmes, vont tôt ou tard remplacer jusqu’à 80 % des actes des médecins. En 2011, à San Francisco, on a ouvert une pharmacie tenue par un robot. La machine a pris en charge 2 millions d’ordonnances… sans faire une seule erreur de livraison (prescription). Or, en moyenne, les pharmaciens humains commettent 1,7 % d’erreurs en pratique professionnelle, ce qui représente aux États-Unis seulement 50 millions d’erreurs par année. En fait, il est peu de choses, semble-t-il, que les algorithmes ne puissent faire moins bien que l’homme. Non seulement Deep Blue, d’IBM, a-t-il, en 1997, battu le champion du monde aux échecs, Gary Kasparov, mais en février 2015, DeepMind, de Google, a appris, par « lui-même », à jouer à 49 jeux Atari. L’Alpha-Go, de Google, a appris à jouer au go, jeu de stratégie supérieur en complexité aux échecs. Le 4 mars 2016, à Séoul, Alpha GO battit Lee Sedol, le champion du monde du go, 4 -1. Il usa même de stratégies qui stupéfièrent les plus grands spécialistes connus de ce jeu. Peut-on imaginer que les machines apprendront un jour aux hommes, ce que les hommes n’ont jamais encore appris à savoir par eux-mêmes ? Et si le savoir consiste en « certitude », « fait », « pratique » et « convention », alors les algorithmes prendront d’assaut l’espace restant d’intelligence humaine et gagneront la partie d’échecs entre l’homme et la machine tout de go ! En somme, les algorithmes nous connaîtront mieux que nous n’aurons jamais espéré nous connaître nous-mêmes, puisque nous ne nous connaissons jamais que par le truchement de nos référencements aux situations qui nous arrivent et aux contextes qui nous entourent. L’intelligence, le savoir utile parce qu’énacté, ne serait donc qu’un jeu de mouvements de données maîtrisées, à compter d’une série de connections entre des faits certains, à caractère pratique et convenu comme tel. Or, à ce jeu, l’humain perdra la partie de l’être pensant, parce que son intelligence sera plus limitée que ne le sera celle des algorithmes… qu’il aura créés.
L’intelligence est un algorithme
L’intelligence humaine, comme artificielle d’ailleurs, n’est rien d’autre qu’un algorithme. Une séquence de déroulement « des affaires » (préoccupations) de la pensée, qui produit de la « conscience ». Et la conscience, en ces termes, est un résultat de démarche de résolution de problème (situation), à compter d’un ensemble de considérations de faits, soit les données de base qui situeront la réflexion sur les circonstances et l’environnement propres à la question abordée. Nul organisme, humain ou artificiel, n’est plus « intelligent » que la valeur du traitement des algorithmes qu’il utilisera dans la résolution des problèmes qu’il traitera. Or, ces algorithmes sont, dans chaque cas, l’organisme lui-même, qu’il soit un cerveau d’homme ou une mémoire de machine. Leur « fonction cognitive », en fait leur utilité algorithmique, puisqu’il s’agit d’elle, n’a d’égal que la qualité du traitement (partant du résultat) des données y associées et traitées. Et les œuvres de l’intelligence humaine, en termes d’imagination, de production et d’exécution ne sont pas obligatoirement plus esthétiquement, plus harmonieusement et plus artistiquement utiles que celles de l’intelligence artificielle. David Cope, de l’université de Californie à Santa Cruz, a écrit des programmes informatiques qui composent par eux-mêmes des cantates, concertos, chorals, symphonies et opéras, que les plus grands musicologues au monde confondent avec des œuvres de Bach, Beethoven, Chopin, Rachmaninov et Stravinsky a même décroché un contrat pour son EMI (Experiments in Musical Intelligence), soit la production d’un album intitulé Classical Music Composed by Computer, qui s’est vendu assez bien merci. Or, est-il un domaine de création artistique à indice de sensibilité plus humaine que la musique ? Et pourtant, la musique n’est rien d’autre qu’une séquence de sons rythmés, harmonisés en vue de la création d’un effet attendu sur l’auditeur. La sensation intellectuelle. Les hommes réagissent par les sens, avant que la raison n’intervienne, soit « l’intelligence » qui décryptera la valeur d’émotion des choses reçues. Le cerveau interprète les sensations et leur donne valeur d’émotions. Mais aucune musique n’a plus de valeur en soi, que celle que les conventions sociales lui auront accordée. Ce qui explique, qu’en différents lieux et à différentes époques, les musiques les plus appréciées par les uns peuvent être ailleurs les plus détestées par les autres. Tout est dans l’œil de l’appréciateur. Or, il en est de même, dans le domaine des machines dites « intelligentes ». Elles sont vénérées par certains, et abhorrées par les autres. Ce qui n’altère en rien le fait, que les « intelligences », humaines comme artificielles, sont des algorithmes en puissance, et qu’elles n’ont de différence, en termes d’utilité, qu’en fonction de leur rendement sur l’activité menée. Ce n’est pas une question de morale, d’éthique ou de déontologie, mais bel et bien une question d’évolution des choses, en fonction d’une complexification qui tende vers l’amélioration des systèmes utiles. La nature des algorithmes n’aura pas changé, parce qu’ils seront traités plus économiquement, plus rapidement et plus largement par une intelligence artificielle ancrée dans la matière inerte plus que par une intelligence humaine enfouie dans la matière vivante. Si le sens de « l’organique », depuis le début de l’univers, a été, par la division des contenants (cellules), le transfert du savoir (gênes/information), le sens de « l’artificiel », pour la suite de l’univers, sera, par l’agrégation des contenus (données), le partage de l’être (intelligence/conscience).
Le problème n’est pas dans le système, mais dans l’usage de celui-ci
Que les hommes au travail soient tous remplacés par des machines, parce que ces dernières seront plus efficientes dans leur recours aux matières premières pour répondre aux besoins de consommation accrus des premiers, rien ne devrait « logiquement » s’y opposer. Mais que la propriété des instruments de production, partant des biens de consommation circulant, soit entièrement retenue par une poignée d’hommes seulement, ne pourra s’effectuer qu’au détriment du plus grand nombre. Pire encore, que la démence s’empare des hommes, et que leurs créatures, les robots, en arrivent à s’autogérer jusqu’à s’autogouverner, alors le risque d’une disparition éminente de l’humanité deviendra un incontournable d’évolution du vivant. La loi de Tchekhov, qui veut qu’un fusil apparaissant au premier acte d’une pièce de théâtre servira au troisième acte, est une certitude d’homme (civilisation) débile comme a su le révéler l’étude des peuples de Jared Diamond. Si les machines sont laissées à elles-mêmes, par le truchement de l’auto-programmation, il se produira vraisemblablement, comme dans l’évolution des espèces vivantes, des « événements », des sortes de transferts inattendus, qui révolutionneront la trajectoire des choses. La génétique des « programmes », pour ainsi dire, s’en trouvera altérée, de manière imprévue, et des conséquences en découleront qui seront défavorables à l’espèce inférieure que sera devenue celle de l’homme. Comme le problème de la pérennité de l’économie de marché dépend de la sagesse des hommes à assurer la demande finale en consommation suffisante, ce qui ne va pas sans répartition élargie du fruit de la productivité, le problème de la pérennité de l’humanité dépend de la prudence des hommes à limiter l’usage de leurs machines (robots). Or, jusqu’ici, personne n’a jamais réussi à contenir les innovations (inventions) dans un corridor d’éthique qui rassure sur la survie, et donc l’utilité, de l’espèce humaine. Le problème n’est pas dans les choses qui servent l’homme, mais dans l’homme qui ne sert plus l’humanité. Et cela serait en train d’advenir, aussi sûrement que la disparition de Rapa Nui s’est produite, que l’auteur n’en serait pas le moins du monde étonné. L’intelligence humaine est aussi artificielle que l’éthique de l’homme est sans fondement durable le plus souvent !
Cet article est une contribution de Marcel JB Tardif, MBA est l’auteur de L’entreprise de l’autrement: Une philosophie de la gestion du changement disponible sur Amazon.com et Amazon.fr.