Impulsées par les violentes émeutes populaires d’octobre 1988, les premières grandes réformes de l’économie algérienne furent lancées tour à tour par les chefs de gouvernements Kasdi Merbah et Mouloud Hamrouche, tout deux désignés par le Président Chadli Bendjedid. Il y a trente ans étaient en effet promulguées une batterie de lois visant à rompre avec le système monopoliste d’État en mettant le pays sur les voies du pluralisme politique et de l’économie de marché. Le monopole d’État sur le commerce extérieur était aboli, les prix libérés et les entreprises publiques économiques désormais soumises à l’obligation de résultats soustraites à leurs tutelles ministérielles. Menées au pas de charge durant les toutes premières années de la décennie 90, les réformes qui devaient produire les ruptures systémiques souhaitées, se sont malheureusement estompées au gré des fréquents changements à la tête du pays (5 chefs d’État et 18 premiers ministres en l’espace de 30 années) qui ont imposé leurs propres visions au système de marché qu’ils voulaient tous construire sans toutefois prendre la peine de définir ce qu’ils entendaient exactement par économie de marché. Si la transition de l’économie dirigée au système de marché a effectivement été l’objectif central de cette pléthore de gouvernants, aucun d’entre eux n’a en effet, pris la peine de préciser ce que cela signifiait, ni la stratégie qu’il comptait mettre en œuvre pour y parvenir. Alors que la durée du processus de transformation ne devait durer qu’une dizaine d’années, la transition à l’économie de marché s’est de ce fait arrêtée au milieu du gué sans que les réformes engagées n’aient eu le temps de produire les changements attendus. La vie en société et la conduite de l’économie se sont en conséquence davantage compliquées. Les dysfonctionnements générés par la superposition de deux systèmes, l’un, d’obédience socialiste en voie de décomposition, et l’autre, à vocation libérale, en phase de construction ont donné à l’Algérie l’image détestable d’un pays bloqué. La durée excessive de la transition à l’économie de marché et les chemins contradictoires que lui ont fait prendre chacune des équipes gouvernementales, suscitent aujourd’hui encore de légitimes inquiétudes aussi bien chez les acteurs économiques que chez de nombreux algériens qui en subissent les aléas. Se pose alors la question de savoir pourquoi les autorités politiques algériennes ont échoué là où d’autres pays qui avaient entamé le même processus à la même période (pays de l’ex bloc soviétique, les ex pays socialistes d’Asie et d’Afrique etc.) ont réussi ? Un rapide flash back sur la conduite des changements que les autorités politiques algériennes promettaient de réaliser dès les premières années de l’indépendance sans jamais y parvenir, indique bien que la problématique des échecs des changements systémiques n’est pas nouvelle. Conçus en vase clos et conduits de manière autoritaire, les processus de transitions ont en effet de tous temps échoués. A commencer par la transition au système socialiste promise à grands renforts médiatiques dans les années 70, avant d’être subitement abandonnée au début des années 80. Les algériens ne verront jamais les couleurs du socialisme scientifique qu’on leur avait fait miroiter plusieurs années durant. Le concept de socialisme avait en effet été, au gré du temps, si galvaudé qu’on ne savait plus quel contenu lui donner et le fait de l’abandonner dans la foulée du libéralisme triomphant des années 90, devait certainement arranger les autorités politiques de l’époque qui trouvaient dans l’éloge faite au système capitaliste, l’argument imparable à servir aux populations auxquelles on avait fait longtemps croire aux vertus du socialisme. Il en est aujourd’hui de même de l’économie de marché qu’on veut construire, sans que l’on sache exactement, si elle doit être ultra libérale, libérale ou sociale, les déclarations des gouvernants ayant été le plus souvent contradictoires à ce sujet. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’y a, de notre point de vue aucune raison pour que la transition au système de marché dans la quelle le pays est embarquée depuis le début des années 90, ne subisse pas le même sort. De troublants signes d’abandon de l’option libérale sont, du reste largement perceptibles depuis quelques mois, à travers notamment un certain nombre d’actes politiques annonçant un retour de plus en plus marqué au dirigisme de l’Etat et au renflouement à coup de centaines de milliards de dinas d’entreprises publiques moribondes, au contrôle du commerce extérieur etc. Fort des excédents de recettes pétrolières, le pouvoir en place qui s’était pourtant installé en 1999 avec l’intention officiellement déclarée d’accélérer l’émergence d’un système libéral n’a, au bout du compte, jamais tenu ses engagements en la matière. Bien au contraire, il a renforcé sa présence dans l’économie à laquelle il a impulsé, à coup de gros capitaux publics, une dynamique keynésienne, encore plus forte que celle mise en œuvre à l’époque du socialisme triomphant. Des velléités de retour au système administré se font des plus pesantes comme l’atteste la remise sous tutelles des ministères des entreprises publiques autrefois autonomes ainsi que la désignation (révocation) de leurs dirigeants par le premier ministre. L’abrogation en 1995 de la loi relative à l’autonomie des entreprises publiques économiques qui interdisait, sous peine de poursuite pénale, l’ingérence des administrations publiques dans leur gestion, a ouvert la voie à ce retour aux tutelles qui, aujourd’hui plus que jamais, pilotent à distance les entreprises publiques sans toutefois assumer les risques générés par leur immixtion dans les affaires de ces sociétés qui continuent portant à être dotées de tous les organes de gestion et de contrôle propres aux sociétés par actions.
Il est tout à fait vrai que l’Algérie a entamé sa transition au système de marché, dans des conditions peu favorables à d’aussi importants changements. L’Etat chargé de piloter la transition a, effectivement, été considérablement affaibli par la crise de légitimité qui semble l’affecter durablement et les persistants résidus d’insécurité qui pèsent encore lourdement sur la vie politique et sociale. L’insécurité en question devrait effectivement être prise en considération lorsqu’on analyse l’économie algérienne car elle a engendré deux effets particulièrement désastreux sur le processus de transition, le premier étant la restriction des libertés qu’elle a induit, le second, étant l’effet repoussoir que cette insécurité ambiante exerce sur les investisseurs, notamment, étrangers privant le pays d’une masse de capitaux considérable et de l’accompagnement de sa nouvelle économie par les meilleures firmes internationales
L’absence de stratégie dans la conduite des réformes constitue, également, un facteur, et non des moindres, de blocage de la transition au système de marché et sa consécration comme modèle de société incontestable. Si on sait, dans quelles conditions la transition vers l’économie de marché a démarré, on ignore de ce fait exactement, où elle va et, vers quel type de société elle va nous mener.
Ce flou entretient la démobilisation autour de la transition et empêche la fédération des énergies susceptibles de soutenir le projet de rupture systémique dont l’Algérie a, pourtant, besoin pour construire un système politique moderne et démocratique, en totale rupture avec le modèle rentier et bureaucratique actuel. On relèvera enfin, l’impact négatif de la rente pétrolière dont l’usage souvent pervers entrave le changement, notamment lorsque les pouvoirs autoritaires aidés par certains oligarques et gros barons de l’informel s’en emparent, pour retarder les réformes et maintenir un statu quo destiné à pérenniser le système en place.
C’est en grande partie ce qui explique, que contrairement à tous les pays qui ont entamé leurs réformes à la même date et dans les mêmes conditions, l’Algérie n’a, trente ans après l’ouverture de 1988, pas encore réussi à mettre en place ne serait ce que les outils les plus élémentaires de l’économie de marché. S’il est vrai que les entreprises algériennes, notamment celles du secteur privé, ont fait un bond prodigieux, tant du point de vue du nombre (en moins de 30 ans elles sont passées d’environ 55.000à prés de 800.000), que de la qualité de leur gestion (le niveau d’instruction des dirigeants d’entreprises a considérablement augmenté), il faut bien reconnaître que les réformes auxquelles ces entreprises devaient en grande partie leur essor ont, largement atteint leurs limites aujourd’hui. Bien que le discours politique tend à le présenter comme un système de marché mâture, l’économie algérienne est en réalité loin d’être une économie de marché dans le sens universel du terme. La transition est loin d’être achevée et dans son état actuel, le modèle économique algérien constitue, à l’évidence, un habit trop étroit pour les entreprises qui aspirent à travailler selon les règles de gestion universelles. Souhaitant travailler comme des sociétés dignes de ce nom, les entreprises algériennes réclament depuis plusieurs années des moyens de paiement modernes, des guichets de change, des banques d’investissement à long terme, une authentique bourse des valeurs, des marchés fonciers et immobiliers et autres instruments basiques qui font cruellement défaut en Algérie.
Le chemin vers la consécration d’une réelle économie de marché est assurément encore très long, d’autant plus, que le plus dur reste à faire et que la volonté politique est moins forte qu’aux premières années des réformes. La disponibilité des ressources financières qui aurait pu, en toute logique, contribuer à l’accélération du processus de transition semble, bien au contraire, le retarder en reléguant à des échéances plus lointaines, des actions qu’il aurait fallu prendre sans tarder. C’est le cas des privatisations de centaines d’unités économiques qu’on a brutalement stoppées, de l’indispensable réforme du système bancaire qu’on a subitement abandonnée et du barrage récemment dressé contre les investisseurs et les importateurs étrangers qui ne pourront, désormais, investir en Algérie qu’en association avec des partenaires locaux.
La manière d’imposer ces changements, par des directives gouvernementales remettant en cause, avec effet rétroactif, des ordonnances ont, de surcroît, de quoi refroidir les investisseurs étrangers qui ont lancé des affaires en Algérie en se basant sur la législation existante. Revoir brutalement cette législation aux seuls avantages de la partie algérienne est de nature à chambouler tout les montages financiers inhérents à leurs investissements en Algérie, avec tous les risques de pertes qu’ils comportent. Il est évidemment à craindre que les investisseurs les plus sérieux mettent en veilleuses leurs projets, s’ils ne décident pas carrément de plier bagages à la recherche de cieux plus cléments, et ce n’est assurément pas ce qui manque, pour leurs affaires. Les importateurs étrangers risquent également de réduire ou carrément suspendre leurs activités durant cette période d’instabilité juridique et de remises en cause d’accords internationaux à laquelle nous assistons depuis la subite baisse des prix du pétrole. Le spectre des pénuries affectant une large gamme de produits est alors à redouter, l’Algérie important, comme on le sait, l’écrasante majorité de ses inputs et produits de consommation.