Dans cet entretien, l’Expert Agronome, Sofiane Benadjila, analyse et décortique pour Algérie-Eco la situation du secteur agricole de l’Algérie.
Algérie-Eco : Depuis l’indépendance du pays, le secteur agricole n’arrive pas à se développer, et pourtant, l’Etat a mis d’énormes moyens pour faire redémarrer ce secteur qui devait être un domaine stratégique pour l’Algérie. Quel est, selon vous, le talon d’Achille de l’agriculture en Algérie ?
Sofiane Benadjila: Le parallèle fait avec le tourisme et les ER (Energies renouvelables), qui peut d’ailleurs être élargi à d’autres secteurs, montre que le secteur agricole peine à se développer pour des raisons qui ne lui sont pas endogènes. Ce qui laisse imaginer que les causes sont situées quelques parts en amont. On a souvent tendance à croire que la réalisation des objectifs fixés est assurée par les moyens mobilisés.
Dans ce cas, on voit clairement que les efforts ne se limitent pas à la quantité de moyens qui a été injectée, car on évalue un travail sur la base du développement réalisé. On a vu comment l’introduction de l’orge dans l’alimentation des ovins, a contribué à dégrader les parcours steppiques…. Ce qui montre que les moyens, peuvent tout aussi bien construire que détruire, tout dépend de la façon avec laquelle ils sont utilisés.
Par ailleurs, il ne faut pas considérer que le secteur agricole, à l’instar des autres secteurs, doit se développer uniquement pour réduire la dépendance aux hydrocarbures. Plus simplement cela veut dire qu’avec ou sans pétrole, la population doit de toute façon se nourrir. C’est donc un domaine névralgique, et vital, au point où chaque État, quel que soit son orientation politique, doit s’engager à respecter le droit à l’alimentation, en assurant celui-ci à la population.
C’est pour cette raison qu’il est le seul secteur économique qui ne peut s’arrêter de fonctionner (365j/365j,…), car on a tendance à oublier que nous mangeons tous les jours, même en période de jeûne.
Les raisons qui font que le niveau de développement de l’agriculture en Algérie soit faible, est très largement documenté. C’est un secteur qui a vécu dès les années soixante, les échecs successifs des réformes agraires, et des politiques agricoles. On se souvient des années où il est devenu le parent pauvre de l’ère de l’industrie industrialisante, alors que la population active était majoritairement agricole….
Le niveau de production végétale par habitant (fig-1), qui était alors de 1500cal/hab/jour au début des années soixante, a chuté en quelques années à moins de 1000cal/hab/jour.
Ce n’est qu’à partir des années 2000, suite à une nouvelle politique de développement rurale, que l’on enregistre une augmentation de la production végétale par habitant, de près de 2500cal/hab./jour les bonnes années. Mais depuis 2010 (fig.2), soit à peine 10 ans plus tard, on observe une tendance à la baisse malgré les fonds injectés. Cette chute était prévisible, et ne fait que confirmer le manque de crédibilité du dernier plan national de développement agricole.
Tout le programme de développement durable, doit s’établir sur la base d’un contrat social, environnemental et économique. Sauf qu’il n’y a jamais eu de volonté à définir dans quel modèle agricole l’Algérie allait s’engager. Sachant que celui hérité de la période coloniale était purement capitalistique, et ne pouvait pas être reconduit à l’identique dans une société qui aspire à réduire les inégalités sociales.
Comme tout système de ce type, son premier objectif n’est pas de nourrir la population, mais d’enrichir une poignée d’opérateurs. L’exemple de la Deglette Nour est bien édifiant, puisque les fortunes amassées par le commerce de la datte, étaient plus du côté des négociants de Marseille que des paysans du Bassin de Oued Rhir.
Le développement doit se faire sur la base de modèles dont les communautés locales sont initiatrices, et actrices de leur propre développement, puisqu’elles seront les premières concernées. La réflexion est donc territorialisée, dans sa composante sociale, dont la dynamique économique est limitée par les capacités porteuses de l’environnement. Ceci va de paire avec une décentralisation, et une démocratisation d’un développement égalitaire, tout en s’inscrivant dans le schéma global d’une politique alimentaire nationale.
Comment décrivez-vous la situation actuelle du secteur agricole en Algérie ?
Il n’est pas du tout évident de décrire un secteur qui évolue totalement ou presque dans l’informel. Il y a une certaine opacité de fait, qui quelque part donne l’impression que nous sommes face à une activité menée en semi clandestinité. Dans cette situation, on se retrouve tout de suite confronté à l’absence d’indicateurs quantifiables et chiffrables, qui sont des paramètres essentiels à toute analyse.
Cependant la facture des importations ainsi que sa croissance, depuis la fin des années soixante, ne laisse pas de doute sur la situation déplorable que vit le monde agricole. On voit aussi qu’au niveau du Maghreb, c’est le pays qui a le taux de dépendance alimentaire le plus élevé. En Afrique, c’est aussi le pays qui a la plus forte facture alimentaire, puisque le tiers de ce qui est importé par le continent, est destiné à l’Algérie.
Toutes les réformes engagées depuis 1962 ont quasiment échoué, laissant un grand vide de projection…. Pendant ce temps, la pression démographique exercée par les activités humaines sur les milieux naturels (ressources en eau, urbanisation…), ne cesse de croitre. Au bout d’un demi-siècle de prélèvements, la disponibilité des ressources naturelles est devenue de plus en plus contraignante au développement.
Si la population s’est multipliée par quatre depuis 1962, on estime que les besoins se seraient multipliés par six. Le cas de la disponibilité en eau, facteur essentiel à l’agriculture, est significatif. Le pays était à 1500m3/hab./an en 1962, il est à moins de 500m3 aujourd’hui, pour un seuil minimal fixé par l’OMS à 1000m3. Le stade actuel est celui où le déficit hydrique devient une contrainte majeure au développement économique. On l’a très bien vu cet été, avec la crise de l’eau où à l’Est du pays, lorsqu’il a fallu choisir entre les citoyens d’Annaba, et le complexe industriel d’El Hadjar.
Un peu partout, les pompages illicites se multiplient et se comptent par milliers, le rabattement des nappes est souvent préoccupant… On se met à irriguer (illégalement) avec des eaux usées… Dans des zones (El Oued, Biskra…) qui pèsent dans l’ensemble de la production nationale, le pompage de l’eau d’irrigation est le plus souvent assurée par des groupes électrogènes, les agriculteurs ayant de plus en plus de mal à se faire équiper en électricité.
A l’échelle du Maghreb, c’est le pays qui assure le moins sa sécurité alimentaire. Si nos voisins arrivent à équilibrer le flux extérieur du commerce agricole, ce n’est pas le cas de l’Algérie. Cette année encore, on évalue les exportations* à quelques millième dans la balance commerciale agricole, ce faisant le pays ne dispose d’aucune résilience à opposer face à une crise majeure.
Reste que le plus grave dans tout ça, c’est que même après plusieurs années de crise financière, et maintes alertes, les dirigeants n’envisagent toujours pas de définir la construction d’un plan national de développement agricole cohérent.
Pour 2017, les exportations sont estimées à 65 millions$, pour environ 9 milliards$ d’importations.
Pour la Maroc en 2015, les exportations ont été de 4,2 milliards EUR, et les importations de 4,3 milliards EUR, soit un déficit de 100 millions EUR.
L’Algérie, possède d’énormes potentialités dans le domaine agricole. Et d’après plusieurs classements mondiaux concernant plusieurs produits essentiellement des fruits (figues, dates, raisins, olives…etc.), l’Algérie occupe des places très appréciables. Etes-vous d’accord avec ces classements, et pourquoi, toutes ses potentialités sont sous-exploitées ?
L’agro-biodiversité a fait que partout où il y a de la vie sur la planète, des spécificités apparaissent, le fait qu’il y en ait en Algérie est donc tout à fait normal. Ce qu’il l’est moins, ce que les avantages comparatifs que présentent ces produits ne soient pas exploités.
Donc l’existence d’un potentiel environnemental n’entraine pas systématiquement sa mobilisation. Encore faut-il qu’il y ait la volonté politique, le savoir-faire et les moyens qui vont avec.
Depuis que l’Algérie s’est engagée dans la dépendance alimentaire, jusqu’à aujourd’hui, le pays a fini par se structurer pour l’importation et la consommation. Ce qui exclue automatiquement le travail à la valorisation de tout potentiel national à l’exception, dans une certaine mesure, des hydrocarbures.
Par conséquent la place que pourrait occuper les produits nationaux, reste un acquis théorique sur le plan économique. En citant la datte, on relève que les variétés algériennes, après 50 ans d’absence sur les marchés internationaux, sont finalement devenues quasiment inconnues. Ce qui n’est pas le cas pour celles de nos frères tunisiens, qui ont fait et font toujours un gigantesque travail dans cette filière.
Dans vos analyses et rapports que vous publiez, vous remettez en question les chiffres du ministère de l’agriculture. Pourriez-vous nous éclairer un peu plus à ce sujet ?
Dans un monde globalisé, la quête de l’information pour la « régulation » du flux commercial alimentaire, par des états ou par des pouvoirs financiers, est une nécessité. Le suivi de la production agricole par les acteurs du domaine, est réalisé pour tous les pays. C’est ainsi qu’on arrive à faire aussi des prévisions pour permettre de savoir quelles sont les régions où les tensions seront les plus fortes, ….. Par conséquent, les chiffres donnés dans le cadre de transactions internationales sont nécessairement plus fiables, étant contrôlés par plusieurs institutions (FMI, BM, FAO…), des bureaux indépendants,…, des procédures sont mises au point pour obtenir les informations les plus précises qui soient. Dans tout ça, il ne faut pas oublier que l’alimentation qui est censé être un droit Humain, est en train de se marchander. Sans compter qu’en cas de conflits on n’hésite plus à se servir de l’embargo alimentaire, c’est donc aussi une redoutable arme.
Dans notre cas, ce n’est pas tant la véracité des chiffres qui est la plus gênante, beaucoup de pays pour une raison ou une autre modifient leurs données, mais tout en gardant des proportions raisonnables. Mais ici, ça prend des dimensions tellement irréelles qu’elles relèvent à la limite de l’absurde. Ce qui est dangereux en fait, c’est que sans statistiques fiables, on ne peut ni diriger, ni gérer, ni concevoir….
Si on tient compte du fait que l’Algérie est le 3ème importateur de blé au monde (le premier par individu), le 2ème importateur de lait derrière (3 fois moins) la Chine avec ses 1.37 milliards d’habitants, qu’il y a dépendance quasi-totale en légumes secs, oléagineux, aliment de bétail…, le pays présente à lui seul un marché équivalent à celui de 600 millions d’africains.
A ce titre, on apprend que le récent appel d’offres lancé par l’Algérie, début novembre, aurait évité une chute des cours du blé, côté sur le marché européen. C’est dire ce que représente le poids du déficit alimentaire du pays sur le commerce international des céréales. Dans leurs prévisions, les partenaires (fournisseurs), ont donc intérêt à tenir compte de la production nationale.
Quant aux chiffres liés aux activités au sein du pays, les institutions agricoles ne sont tout simplement, ni équipées ni structurées pour collecter des données, les traiter, les analyser, établir des bilans prévisionnels….. Par exemple on annonce fréquemment que l’agriculture nationale génère des richesses évaluées à 30-35 milliards de $ (Maroc, 10. France, 72).
Rapportée à la surface cultivée chaque année, on se retrouve avec un hectare qui produit environ 7000$/an. Alors que des chiffres avancés par des observateurs indépendants parlent de 204$/ha/an. Il faut tout de même réaliser que le rapport est de 1/34 ! En même temps rien n’empêche de faire la comparaison avec le Maroc, dont l’agriculture est nettement plus développée, où on évalue la productivité de l’hectare à 9-1200$, ou encore la première puissance agricole européenne, la France, où l’hectare est estimé à 2700$…
Ce ne sont pas les chiffres erronés qui posent réellement problème, c’est plutôt le manque de visibilité qui fait qu’on ne sache pas exactement où on en est. Mais il est sûr c’est qu’un jour ou l’autre, un état des lieux devra être fait, et là on risque d’avoir des surprises.
Dans l’un de vos rapports justement, publié le printemps dernier, vous dites que : «l’Algérie, au 21ème siècle, elle n’arrive pas à assurer sa sécurité alimentaire». Pouvez-vous nous expliquer comment et pourquoi ?
Ce rapport tente de montrer que l’on ne peut assurer, ni sa sécurité ni sa souveraineté alimentaire, en se servant d’une ingénierie du 20ème siècle. Au siècle passé, les systèmes de production alimentaires ont été conçus sans tenir compte des limites des ressources naturelles, elles sont par conséquent fortement «extractivistes», et non durables. Or, nous sommes déjà confrontés à la finitude de plusieurs éléments déterminants de la production agricole. Pour ne citer que le manque d’eau, et l’épuisement à terme des réserves d’hydrocarbures qui conduit à anticiper une rupture dans la couverture des besoins nationaux, à l’horizon du SNAT. C’est à dire 2030. (J.O-N°61.21/10/2010).
Maintenir les techniques du siècle passé veut dire, il faudra produire un kilogramme de blé avec 1500L d’eau (FAO), et d’après les études faites, le double en zones sahariennes. Rien que pour les céréales, la conversion des besoins actuels, en eau virtuelle, dépasserait les 20 milliards de m3, ce qui est absolument hors de la portée des capacités environnementales.
Il faut aussi 2.5 tonnes de pétrole pour produire 1 tonne d’engrais (ammonitrates), 10 calories fossiles pour une calorie alimentaire…En gros il faudra consacrer au secteur agricole, 30% de l’énergie consommée à l’échelle nationale. Ceci sans compter les externalités négatives liées à l’agriculture industrielle tels que, la perte de la fertilité des sols et la chute à terme des rendements, l’augmentation de l’érosion, la pollution…, ainsi que leurs effets rétroactifs.
Un mot sur les importations algériennes en matière de produits alimentaires ?
Il est inconcevable que l’on continue à importer des produits qui ne sont pas de première nécessité. Comme il est insupportable de voir des produits importés remplacer des produits nationaux, au point de les faire souvent disparaitre. Il est tout aussi inquiétant de voir les volumes des importations en constante croissance, comme signe de la réduction de la souveraineté alimentaire. Nous sommes arrivés à un point où cette activité est devenue l’une des plus puissantes du pays, laissant croire à un gigantesque mécanisme d’extorsion des fonds nationaux.
Pour être un peu optimiste, selon vous, que faut-il faire, pour redonner sa juste place à ce secteur, et assurer la sécurité alimentaire de l’Algérie, qui est un enjeu et défi planétaire ?
Nous sommes condamnés à être optimistes, mais tout en étant réalistes. Comme il est prudent de prévoir le pire, et tout faire pour obtenir le meilleur. Car il faut être bien conscient, que pour ce siècle, il est fort probable que la sécurité alimentaire soit le problème majeur de l’humanité.
Redonner sa juste place au secteur agricole, est un sacré défi puisqu’on peut dire que l’on revient de loin. De plus certains semblent vouloir extrapoler une réflexion industrielle à l’agriculture. On cite l’exemple du ciment, pour dire qu’il est possible de passer du statut d’importateurs à celui d’exportateurs en un temps record. Mais en agriculture, il faut compter avec l’inertie des systèmes biologiques. Par exemple, avec les connaissances actuelles, on ne sait pas comment faire, pour qu’une génisse née aujourd’hui, puisse être productrice de lait avant 27 mois….
On sait que dès le début des années 70 le pays s’est structuré dans la dépendance, et quelques années plus tard, les besoins de la population ont dépassé le potentiel biophysique existant (3). Une surconsommation relative a bien entendu pour conséquence la diminution des capacités environnementales (2). Partant de cette considération, il faudra ajuster les objectifs du développement à la nouvelle capacité porteuse de l’environnement. Se fixer des objectifs sans avoir les moyens pour les atteindre risque d’être hasardeux.
Si on considère le schéma classique, qui va consister à, prospecter, identifier, quantifier, cibler prioriser, renforcer les capacités, monter des chaines de valeurs, professionnaliser les filières… Le tout conçu dans un scénario de rupture avec les économies fondées sur les énergies fossiles. Dans ce cas l’Algérie n’aura pas d’autres choix que l’agro-écologie.
Mais à mon avis il n’y a pas suffisamment de visibilité pour pouvoir avancer des propositions concrètes et crédibles. Faire un état des lieux, une sorte d’audit généralisé, sera un passage nécessaire pour évaluer le réel potentiel existant. L’agriculture n’étant pas isolée des autres secteurs économique, il y a lieu de faire une approche holistique, non pas top-down, mais en partant de la riche diversité des constructions régionales.
Ce qui doit aboutir à définir une géographie des zones agricoles, avec des agro-éco-pôles…. Il faut aussi et surtout que la formation soit capable de répondre aux besoins de la réalité de l’agriculture algérienne, dans sa diversité territoriale. Dans ce cas, il est anormal que, les programmes enseignés ne soient pas destinés à répondre aux problématiques de l’agriculture algérienne.
Il n’est pas logique non plus que dans les zones rurales, il n’y ait pas de lycées agricoles et de centres de formation régionaux (animateurs, moniteurs, techniciens…), pour que les enfants de la paysannerie puissent être directement opérationnels dans leur propres milieux.
On ne voit pas comment on veut bâtir une économie agricole, sur l’exploitation d’une main d’œuvre (enfants compris), totalement au noir. Aujourd’hui, la grande majorité des ouvriers agricoles n’a aucun statut, ni aucune protection sociale, et encore moins un plan de carrière.
Dans tous les cas il faut rétablir le lien entre le citoyen et la terre, ou avec l’environnement dans lequel il vit, ce lien ayant été rompu par la rente des hydrocarbures.
Pourriez-vous commenter la période de sécheresse et des feux de forêts qu’ont connu plusieurs régions du pays ?
Si on part de l’idée qu’une fumée détectée est un feu à moitié maitrisé, on comprend que le tout se joue encore une fois dans la prévention. Devant la recrudescence des feux de forêts à travers le monde, la tendance est en train d’affecter la responsabilité aux changements climatiques. Ce qui amène à se demander quelles sont les dispositions prises en prévention des périodes critiques.
Faut-il s’équiper autrement, améliorer la formation des personnes qui luttent contre le feu, décréter des périodes d’alertes potentielles, recruter des saisonniers engagés, sensibiliser, pénaliser, préparer des pépinières…, il y a sans doute beaucoup de mesures à prendre. Mais en principe on devrait s’engager à faire en sorte que les incendies de cet été ne se reproduisent plus jamais.