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Radhi Meddeb (Tunisie) : « Les nouvelles mesures de la loi des finances 2018 ne sous-tendent pas un projet économique »

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Président-fondateur du groupe d’ingénierie Comète, présent dans 30 pays d’Afrique, cet X-Mines de formation a aussi la fibre civique, ayant créé en 2011 Action et Développement Solidaire (ADS), une ONG qui vise à promouvoir une vision inclusive de l’économie. Auteur et coauteur d’ouvrages économiques, Radhi Meddeb a émergé ces dernières années comme l’une des personnalités les plus en vue de Tunisie. Il nous accorde ici un entretien exclusif sur la situation économique de son pays.

Propos recueillis par Alfred Mignot, à Tunis-Gammarth

Qu’est-ce qui vous préoccupe le plus, actuellement, dans la situation économique dégradée de la Tunisie ?

La Tunisie sort éreintée d’une transition politique qui a trop duré. Celle-ci est largement avancée, mais non encore totalement achevée. Elle a été saluée par le monde comme étant un exemple dans un monde arabe qui s’était soulevé en 2010-2011. Il n’en demeure pas moins que, depuis les populations ont été largement déçues. Malgré leur soulèvement, elles n’ont pas eu suffisamment accès à ce qu’elles espéraient recueillir comme fruits d’un tel engagement.

La situation économique de la Tunisie aujourd’hui est difficile, dans la mesure où durant les sept dernières années aucun des dix gouvernements qui se sont succédé n’a engagé les réformes nécessaires pour libérer la croissance et susciter la création d’emplois. Cette inaction a nourri le mécontentement de la population, laissant insatisfaites ses exigences de plus grandes opportunités économiques et de meilleures conditions de vie.

Pire que cela, plusieurs de ces gouvernements ont cassé les tirelires disponibles et nous nous retrouvons aujourd’hui dans une situation où les finances publiques sont exsangues et les caisses de l’État quasiment vides.

La masse salariale publique mobilise une partie importante du budget de l’État, pendant que le service de la dette s’alourdit, sous le double effet de l’endettement cumulé durant ces dernières années, mais aussi du glissement accéléré du dinar depuis plusieurs mois.

Quelles réflexions vous inspire le projet de loi de finances 2018, adopté il y a quelques jours ?

Les dépenses publiques projetées pour 2018 s’élèvent globalement à 35 milliards de dinars, représentant près de 40 % du PIB marchand. Ce niveau est élevé, d’autant plus que l’essentiel de ce montant, près de 85 % du total, bénéficie à des dépenses courantes – salaires, coût de fonctionnement des services, service de la dette et subventions. Le budget d’investissement public est réduit à la part congrue. Il diminue d’une année sur l’autre de près de 30 % en dinars courants, faisant craindre une insuffisante préparation du pays pour une sortie de la crise.

Face à des finances publiques particulièrement contraintes, les solutions apportées restent du niveau comptable. Elles cherchent à augmenter les recettes de l’État sans nécessairement se soucier de la cohérence des politiques publiques ni de l’exigence de relance économique qu’impose la situation sociale du pays.

Encore une fois, ce sont les mêmes qui sont appelés à contribuer : classe moyenne, salariés et entreprises du secteur formel. Les « voyageurs clandestins », que sont les barons de l’économie informelle, les fraudeurs du fisc, les contrebandiers mais aussi les nantis qui refusent de s’acquitter de leur devoir fiscal restent à l’écart des foudres de cette loi des finances qui alourdit la pression fiscale pour mieux préserver la masse salariale publique et faire de la place à un service de la dette qui dérape dangereusement. En un mot, les nouvelles mesures de la loi des finances ne sous-tendent pas un projet économique. Les nécessaires réformes, seules capables de libérer le potentiel de croissance de l’économie tunisienne et de favoriser une meilleure inclusion, ne sont que trop timidement esquissées.

Quelles priorités vous paraissent les plus urgentes à mettre en œuvre ?

Les autorités publiques semblent enfin convaincues que pour pérenniser la transition politique, il est fondamental d’accélérer la transition économique. Dès lors, il est urgent d’engager les réformes, de mobiliser toutes les forces vives, de libérer les énergies et de favoriser la croissance la plus inclusive possible.

L’urgence du redressement fait désormais consensus. Mais celui-ci porte à ce jour sur la seule nécessité d’agir pour s’en sortir, pas encore sur quelles réformes conduire ni surtout comment le faire et à quel rythme. Et en considération du retard pris, nous nous retrouvons face à de multiples priorités.

D’abord, la nécessité de restaurer les grands équilibres macroéconomiques, à commencer par le déficit commercial extérieur. Le pays est devenu un importateur important de tout, les exportations se sont largement réduites, la Tunisie est devenue un gros consommateur et un petit producteur. Il faut inverser cette tendance. Le rééquilibrage de la balance commerciale est une nécessité absolue, cela passera par la remise du pays à la production, la restauration des valeurs d’effort et d’engagement bien plus que par un bannissement des importations superflues.

C’est là, la première des priorités. La deuxième, concomitante, est de restaurer la confiance pour engager le secteur privé, national mais aussi international, dans un gros effort d’investissement, de production et de création de richesses. Cela passera par des mesures fortes en direction de l’entreprise, tant en matière d’orientation stratégique et d’assistance opérationnelle que de financement, de fiscalité et d’amélioration du climat des affaires.

D’autres priorités, non moins importantes, sont également d’actualité : La maîtrise de la croissance du budget de l’État, la maîtrise des déficits publics, ceux des caisses de sécurité sociale et de retraite, ceux de la caisse de compensation… La Tunisie a grandement besoin de rationaliser ses dépenses, de faire en sorte que seules les populations qui en ont besoin bénéficient des subventions, de trouver les modalités d’une optimisation de la dépense publique et de son orientation vers ce qui pourrait générer de la croissance, et ainsi satisfaire davantage les besoins réels des populations sur les années à venir.

Vous évoquez l’investissement international… Trouvez-vous qu’à ce jour les engagements internationaux de soutien à la Tunisie sont suffisants ? Il y a deux semaines, on apprenait par exemple que la Banque mondiale (pour 60,52 M $), la BID (pour 67 et 17 M $) ont apporté leur soutien à l’économie tunisienne, tandis que l’AFD annonçait vouloir accélérer les PPP en faveur du secteur privé…

La Tunisie doit faire face aujourd’hui à de multiples défis : d’abord assurer sa sécurité dans un environnement géopolitique particulièrement chahuté, ensuite doter son territoire et plus particulièrement ses régions intérieures des attributs d’une plus grande compétitivité et enfin générer suffisamment d’opportunités économiques porteuses d’inclusion et créatrices d’emplois.

Les besoins en financement qui en découlent sont considérables au niveau de la seule Tunisie. Ils sont insignifiants au niveau de nos alliés proches avec qui nous partageons désormais les valeurs de la démocratie et du respect des droits humains.

La sécurité et la stabilité de la Tunisie ne lui sont pas propres. Ils conditionnent la sécurité et la stabilité de l’Europe du Sud et au-delà, de l’Europe, entière.

Dès lors, la sécurité de la Tunisie est un « bien public global » au sens de la science économique. Il n’y aura donc point de salut pour l’ensemble de la région que dans une mutualisation de sa sécurité. Il est illusoire de penser que la Tunisie puisse sécuriser, à elle seule et avec ses seuls moyens technologiques et financiers, une des frontières sud de la région euroméditerranéenne.

Les besoins en financement du développement de la Tunisie, portant tant sur une meilleure dotation du pays en infrastructures que sur la création de suffisamment d’emplois en ligne avec les aspirations de ses jeunes et leurs capacités sont de l’ordre de vingt milliards d’euros sur les cinq prochaines années. La Tunisie, seule, n’y arrivera pas. Au niveau d’un ensemble régional comme l’Europe, cela ne représenterait même pas 2 % des sommes injectées par la Banque Centrale Européenne dans le cadre de sa politique dite du « Quantitative Easing ».

Jusque-là, les institutions internationales de financement du développement, mais aussi plusieurs de ses pays amis ont apporté à la Tunisie de précieux concours. Ils lui ont permis de garder la tête hors de l’eau. Mais, n’en restons pas à ce que disait, un jour, un ancien directeur général du FMI à propos de l’Europe : « Toujours trop peu, toujours trop tard ! »

Vous avez eu l’occasion de déclarer récemment que la Tunisie doit renouer avec son africanité… Qu’entendez-vous par là ?

Quand je dis qu’il faut renouer avec l’africanité de la Tunisie, j’ai en tête ce que le président Habib Bourguiba avait fait au lendemain des indépendances africaines. Il avait compris que l’Afrique était une puissance en émergence, il avait établi des relations diplomatiques mais aussi économiques extrêmement fortes avec plusieurs pays africains… Je fais référence entre autres à ces visites chez nous des grands leaders des indépendances africaines qui portaient pour nom Ahidjo, Senghor, Houphouët-Boigny… et bien d’autres !

Dans les années 1960, malgré ses moyens limités, la Tunisie avait apporté son assistance technique à de multiples expériences africaines, avait participé à la force de rétablissement de la paix au Congo, avait établi de multiples banques tuniso-africaines dans différents pays. Elle avait été précurseur en s’engageant dans un partenariat actif et solidaire avec l’Afrique.

Malheureusement, ce processus ne s’est pas maintenu, et il est important aujourd’hui que la Tunisie renoue avec son africanité.

D’ailleurs les entreprises n’ont pas attendu le signal des autorités pour s’engager sur cette voie. Confrontées à l’étroitesse du marché local, et aux difficultés économiques et financières traversées par le pays durant les sept dernières années, elles ont décidé par elles-mêmes de s’orienter résolument vers le marché africain.

Aujourd’hui, la Tunisie pourrait faire bien plus et bien mieux avec l’Afrique. Elle devrait, entreprises et pouvoirs publics, faire à l’Afrique une offre de partenariat équilibrée et adaptée dans bien des domaines où la maîtrise des opérateurs économiques tunisiens est reconnue. Cela pourrait répondre aux besoins d’une Afrique émergente avec une classe moyenne grandissante, une jeunesse de plus en plus éduquée et exigeante. Que cela aille de la réalisation et de l’exploitation des infrastructures et services publics urbains : électricité, eau potable, assainissement, à l’habitat mais aussi aux services d’éducation et de santé.

L’économie de la Tunisie reste pourtant très liée à l’Union européenne, non ?

Le marché africain, en croissance forte depuis une quinzaine d’années, représente une belle promesse pour l’avenir. Mais, il ne faut pas se méprendre : le PIB de l’Afrique tout entière – y compris ses grands pays que sont le Nigeria, le Kenya, l’Afrique du Sud et l’Algérie – représente les deux tiers du PIB de la France.

Donc oui, il y a beaucoup à faire en Afrique, mais il ne faut pas lâcher la proie pour l’ombre. D’ailleurs, à ce jour, nos produits ne sont pas toujours adaptés à la demande africaine. Ils correspondent souvent à des productions que les entreprises européennes viennent réaliser chez nous. Si nous voulons aller vers l’Afrique de manière compétitive et pérenne, il faudra que nous adaptions nos produits, nos conditionnements et nos spécifications aux besoins de l’Afrique, à ses exigences et au pouvoir d’achat de ses populations.

Parallèlement, la Tunisie est engagée avec l’Union européenne par des accords de partenariat qui, depuis plusieurs années maintenant, devraient être relayés par un accord de libre-échange complet et approfondi, mais qui tarde à venir.

En réalité, nous exploitons très peu ces accords avec l’Union européenne. Car s’il est vrai que nos exportations vont à 80 % vers l’Europe, s’il est également vrai que notre taux de couverture import/export avec celle-ci est l’un des plus élevés, à 95 %, il n’en est pas moins vrai que nous ne faisons quasiment rien sur au moins vingt-cinq pays de l’Union européenne. Nos exportations sont largement concentrées sur la France, l’Italie et l’Allemagne. Nous avons encore devant nous un boulevard vers les vingt-cinq autres pays ! Il est de notre devoir d’explorer ces possibilités et de labourer ce champ au potentiel énorme.

Justement, le 16 octobre, avec plusieurs anciens ministres, vous avez participé à la réunion provoquée par Khemaies Jhinaoui, le ministre tunisien des Affaires étrangères, pour réfléchir à un « nouveau partenariat, plus profond » avec l’Europe. Qu’en est-il ressorti ?

Cette réunion s’est déroulée selon la règle de « Chatham House ».

Sans trahir de secret, je dirais simplement qu’elle est le début d’un processus de réflexion stratégique engagée par le ministère des affaires étrangères afin d’esquisser ce que pourraient être à terme les contours d’une nouvelle relation stratégique entre la Tunisie et l’Europe.

Le consensus est là pour réaffirmer la nature stratégique des relations entre les deux partenaires. La géographie, l’histoire, les échanges économiques, les multiples brassages humains mais aussi, depuis la révolution tunisienne, les valeurs partagées font de ce partenariat un choix inéluctable pour chacune des deux parties. La Tunisie est soucieuse d’un ancrage fort à ce grand ensemble économique qu’est l’Europe. Elle entend partager l’essentiel de son acquis communautaire, adopter de manière volontariste ses normes et ses meilleures pratiques et plus généralement favoriser les conditions d’une convergence forte, synonyme d’une communauté de destins.

Légitimement, elle revendique un statut privilégié fondé sur les principes de solidarité, de proximité et de partage où ses jeunes, ses femmes et plus généralement sa société civile pourraient jouer un rôle moteur pour un rapprochement réussi et une plus grande compréhension entre les peuples.

Une entrevue exclusive accordée à notre Partenaire https://www.africapresse.paris

 

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