Pour l’Afrique en insuffisance alimentaire et dont la population va doubler en une génération pour atteindre quelque 3 milliards d’habitants, la question du développement de l’agro-industrie est vitale. Mais si le diagnostic va de soi, la mise en œuvre des solutions s’avère plutôt complexe. Telle est la vision qui s’est imposée lors de la table ronde dédiée à ce thème, mardi 19 septembre à l’institut du Monde arabe (IMA), à Paris.
Les estimations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) sont connues et présentent un aspect plutôt optimiste : l’Afrique dispose de quelque 250 millions d’hectares de terres arables, et 40 à 50 millions d’hectares supplémentaires peuvent être aménagés. Par ailleurs, « les paysans africains sont probablement les meilleurs du monde », se plaît à relever Alexandre Vilgrain, PDG du groupe agro-industriel Somdiaa et président du CIAN (Conseil français des investisseurs en Afrique), en ouverture de la table ronde « L’agro-industrie, voie royale vers le développement de l’Afrique ? », lors du Forum économique Afrique-Monde arabe-France, organisé durant toute la journée de mardi 19 septembre à l’Institut du monde arabe (IMA), à Paris. « La confiance, dit encore Alexandre Vilgrain, est à la base de tout : s’il y a un acheteur crédible, les paysans produisent », considère-t-il.
“Champion du monde de la non-valeur ajoutée”
Reste que si l’Afrique dispose des meilleurs paysans de la planète, elle est aussi « le champion du monde de la non-valeur ajoutée : l’anacarde [noix de cajou], vendue au consommateur entre 10 et 15 euros le kg, est payée aux producteurs autour de 1 euro… » Mais aujourd’hui, l’anacarde « qui a déjà fait la moitié du tour du monde » – elle est surtout conditionnée en Inde – est moins chère que celle qui sort de Côte d’Ivoire, le pays ne disposant ni du haut niveau de manutention indienne pour le décorticage, ni de sous-traitants locaux pour le conditionnement, explique président du CIAN.
Autre exemple de manque à gagner de valeur ajoutée, avancé par Alexandre Vilgrain : « En Côte d’Ivoire et au Ghana, dont la production cumulée de fèves de cacao représente 70 % du total mondial, seuls 2 % des fèves sont transformées localement en chocolat ».
Le fait que chaque pays prétende souvent « tout faire par lui-même » complique encore un écosystème marqué par « une sorte de dictature du consommateur qui veut la qualité mais au moindre coût », et où la prégnance du marché international est très forte. En fait, analyse le PDG de Somdiaa, l’activité agro-industrielle ressemble à « un puzzle très difficile à assembler ».
“Que le cercle vertueux commence…”
DG de OCP Africa (l’OCP, Office chérifien des phosphates, est le n° 1 mondial du produit), Karim Lofti Senhadji revendique l’intérêt porté au producteur, accompagné d’une vision plutôt optimiste : « On n’arrivera à rien si l’on considère que l’agriculture est une activité de pauvres », et c’est pourquoi, affirme-t-il, l’OCP investit notamment en soutien des producteurs, tout comme dans la logistique, afin d’assurer l’acheminement optimum vers les clients. Et puis, évoquant à son tour les difficultés, Karim Lofti Senhadji estime cependant « qu’il faut bien qu’à un moment le cercle vertueux commence : en Angola et en Guinée, nous avons vendu cette année nos engrais jusqu’à dix fois moins cher, sans faire de dumping, mais en optimisant la chaîne », assure-t-il. « Nous faisons beaucoup d’efforts pour accompagner les producteurs », affirme Slim Othmani, président du Conseil d’administration de NCA-Rouiba, entreprise familiale n° 1 algérien des jus de fruits.
Mais si les efforts consentis depuis quelques années par le gouvernement algérien pour développer l’agriculture – après les dramatiques erreurs des années 1990, qui ont déconnecté l’agroalimentaire de l’amont agricole – commencent à produire leurs effets, Slim Othmani revendique de « ne plus croire à la multiplication des usines sur le marché africain. Je ne sais pas, ajoute-t-il, si les hommes politiques comprennent que les business modèles ont changé ».
Et s’il est convaincu qu’il n’est de richesses que d’hommes, qu’il faut mettre au cœur du processus – leur formation étant la clé de tout développement, insiste-t-il à maintes reprises – le patron de NCA-Rouiba met en garde ceux qui voudraient fermer leurs frontières pour préserver le secteur. « Que feront-ils lorsqu’il s’agira d’exporter ? », fait-il mine de s’interroger.
Consensus sur la nécessité d’une meilleure gouvernance
Et le patron de NCA-Rouiba conclut son propos par une anecdote qu’à l’évidence il estime édifiante : « J’étais récemment en voyage au Chili… ce pays de 11 millions d’hectares de terres arables exporte pour 15 milliards de dollars. Par comparaison, l’Algérie et la Tunisie, ensemble, cumulent 10 millions d’hectares de terres arables. Mais nous exportons pour moins de 1,5 milliard de dollars… Pourquoi le Chili réussit-il, dans des conditions assez comparables aux nôtres, notamment de stress hydrique, et pas nous ? Je crois que nous avons vraiment un problème de gouvernance et d’environnement des affaires, sur lesquels nous devons nous pencher sérieusement. »
Jean-Marie Ackah, président de la Société ivoirienne de production animale (SIPRA) approuve : « Oui, nous avons encore beaucoup à faire pour l’environnement des affaires », tandis que Saïd Benikene, DG de Cevital, premier groupe privé algérien, exprime un point de vue identique : « Avant même de parler de business modèle, il faut poser la question de la nécessité d’une vision et d’une bonne gouvernance » sans lesquelles rien n’est possible, affirme-il lors d’une courte intervention pendant la séquence des questions-réponses.
Ainsi, finalement, l’essor du secteur agro-industriel, pour vital qu’il soit, apparaît tout aussi dépendant de l’avancée d’un cercle vertueux dont les composantes transversales à l’ensemble des activités économiques dépassent la seule activité agro-industrielle, sans que l’on puisse pour autant les considérer tout à fait exogènes : la formation des hommes, la bonne gouvernance, l’environnement des affaire