Vous parlez de la règle 51/49, pour vous, c’est ce qui freine les IDE ?
Pas seulement mais en grande partie ! La décision a été prise sur la base de l’idée que l’économie algérienne n’était pas assez protégée et que la loi 2006 portant Code d’investissement donnait trop d’avantages aux investisseurs étrangers qui transféraient des milliards gagnés dans notre pays. Donc la réaction a été de prendre des mesures dans la loi de finance complémentaires de 2009 qui veillent à ce que les intérêts de la nation soient préservés. De mon point de vue, c’est là que réside l’explication et il n’y en a pas d’autres.
Maintenant, pour revenir au principe de l’égalité, je rappelle donc que le programme de Tripoli le prescrit d’une manière impérative. Evidemment, c’est une obligation historique. Il n’y a pas de doute que le peuple algérien a terriblement souffert du temps du colonialisme ; les algériens ont été spoliés de leurs droits et de leurs biens et propriétés. C’étaient des citoyens de seconde zone dans leur propre pays. A partir de ce principe, tous les algériens ont droit à un logement, un salaire, une instruction. C’est tout au moins la compréhension qui a été faite d’un principe historique. Toutes les politiques et toutes les stratégies qui ont été suivies depuis 1970 sont allées dans ce sens.
En fait, dans le sens du Programme de Tripoli, l’égalité était l’égalité des chances. Le principe d’égalité des chances signifie que chaque algérien quand il nait doit avoir les mêmes chances que n’importe quel autre algérien : une instruction de qualité, une couverture sanitaire, sociale…etc. Mais on a assisté à une confusion entre égalité des chances et égalitarisme qui est devenu un principe de politique sociale et une revendication considérée comme légitime par nos populations. Du coup, on s’est retrouvé dans une situation où un principe idéologique s’est transmis dans l’imaginaire populaire et a façonné toute sa culture
Or la société humaine –quel qu’elle soit- ne fonctionne pas de cette manière. La preuve, si on donnait les mêmes chances à deux personnes, elles ne réagiraient pas de la même façon car chacun le fera selon son effort, son travail et sa détermination. Le problème de toute notre politique sociale, de toutes les subventions vient de cette idéologie dont on a du mal à se départir.
L’histoire complexe que notre société a connue depuis notre indépendance a renforcé cette généralisation de l’égalité sociale dans les politiques économiques.
Nous nous trouvons devant un problème sérieux. L’Algérie est un pays, où le revenu par tête est important. Il est de 14190 dollars par habitant (en parité en pouvoir d’achat), comparé à celui de la Chine qui est de 13200 dollars, on déduit que le pouvoir d’achat chez nous est supérieur à celui de ce pays. Si on le compare à celui de l’Inde qui est de 5700 dollars, nous constatons que nous avons un pouvoir d’achat deux fois et demi plus élevé. Nos indicateurs sociaux et notamment la couverture sociale de nos populations sont au niveau des pays avancés. Cela ne se rencontre pas en Chine ou au Maroc. Et pourtant, notre économie n’est pas classée sur le plan international comme une économie émergente. Notre pays figure toujours parmi les pays en voie de développement à revenu élevé. Vous comprenez que nous sommes dans une situation anormale. Voilà donc un pays dont les conditions de vie de la population sont en général à un bon niveau mais dont le taux de croissance demeure médiocre !
Alors les questions que l’on est enclin à se poser sont « Pourquoi notre économie ne décolle pas » et « Qu’est-ce qu’il faut faire pour y parvenir ? » Les réponses sont à portée de main.
Pensez-vous qu’il ya a un amalgame fait entre l’indépendance économique et la souveraineté nationale ?
Exactement ! La souveraineté nationale n’est pas négociable. Nous avons payé bien trop cher notre souveraineté. Mais parler d’indépendance économique c’est une autre histoire. Quelle est cette économie dans le monde qui est indépendante ? Il n’y en a pas. Plutôt que de parler d’indépendance économique et c’est ce que je souligne dans mon ouvrage, parlons d’endogénéité économique. Analysons donc la situation de nos jours. Il y a trois ans, le prix du baril de pétrole était à la hausse, l’activité économique, commerciale notamment, était élevée, les dépenses d’investissement en hausse et les chantiers étaient en plein boom. Mais actuellement le prix du baril est à la baisse, alors l’activité économique et commerciale ralentit, on propose des plans de restrictions de dépenses d’investissement, on essaie de réduire les importations, on prend des mesures d’austérité…etc. Dans les deux cas, on observe que les décisions de croissance économique sont liées au prix du pétrole. Cela veut dire que l’activité économique et la croissance de l’Algérie sont décidées non pas par nous (nos entreprises et notre gouvernement) mais par les marchés pétroliers extérieurs. La décision de croissance de l’Algérie est exogène. Il faut que l’Algérie récupère sa décision de croissance. Il faut que les décisions économiques de notre pays deviennent endogènes. Et pour qu’elles le deviennent, il est nécessaire que le secteur productif non seulement produise mais également exporte or actuellement notre production nationale est de l’ordre de 20 à 30%, tout le reste est importé. Donc le problème est de faire de la production, l’objectif ultime.
Mais vous avez été ministre de l’industrie pourquoi n’avez-vous pas mis en application ces solutions que vous préconisez maintenant?
Toutes les réformes que j’ai initiées ou à la promotion et mises en place desquelles j’ai participé, à commencer par le code de l’investissement, la mise à niveau de l’entreprise privée, le marché du foncier, le redéploiement du secteur public marchand, la privatisation sont actuellement mises en œuvre. Cela avait commencé d’ailleurs à donner ses fruits mais j’ai l’impression qu’elles sont ralenties et l’explication que je trouve est qu’elles se heurtent au principe de l’indépendance de l’économie vis-à-vis des marchés extérieurs. Un exemple est celui du code de l’investissement ; celui-ci stipule que l’investissement est libre et le même traitement doit être réservé aux nationaux comme aux étrangers. Mais la situation actuelle contrevient à ce principe.
Mais que fait-on de la protection de la production nationale, dans ce cas-là ?
C’est cela l’erreur, un investissement étranger direct, cela ne devrait jamais être le commerce mais la production. Conformément à la loi en cours, on peut avoir deux cas de figure. Soit l’investisseur ne demande rien à l’Etat et dans ce cas, il rentre dans le cadre du régime dit général, il bénéficie alors d’avantages limités portant notamment sur la réduction de droits de douane et la franchise de TVA (Article 9). L’autre cas est celui des grands projets demandant des avantages importants, ces derniers rentrent dans le cadre du régime dérogatoire qui fait l’objet d’une longue négociation et d’une Convention entre l’ANDI et l’investisseur qui arrête les exigences demandées par le gouvernement (nombre d’emplois à créer, montant de l’investissement, destination des produits exportés etc..). Ce n’est que lorsque tous ces aspects sont réglés que des avantages sont accordés à l’investisseur sur la base de ce qu’il va apporter en termes de bénéfices à l’économie nationale. Il faut rappeler que cette Convention est discutée et adoptée en Conseil national d’investissement, mais surtout en Conseil des ministres. Une fois entérinée, la Convention est publiée au Journal Officiel –ainsi l’investisseur est protégé en même temps que ses engagements sont définitifs et donne le droit à l’Etat de sévir en cas de non -respect de l’accord. Vous comprenez bien que la loi de 2006 protège parfaitement nos intérêts.
Admettons qu’on annule la règle 51/49 et qu’elle devienne caduque, va-t-on drainer les IDE ?
Le grand problème qui se pose, et pas uniquement chez nous, est que tous les pays émergents cherchent à se développer. Quoi de plus naturel ? vous me direz. Pour ce faire, ils ont mis en place des politiques qui renforcent l’efficience de leurs économies et attirent l’IDE.
Pourquoi certains pays attirent plus d’IDE que d’autres ? La mise en œuvre va différer d’un pays à l’autre. Elle va se heurter au mode de gouvernance publique économique et aux rapports de force à l’œuvre entre les différentes chapelles et les forces d’intérêt de la société civile. Quant une politique est adoptée et mise en œuvre, ceux qui ne veulent pas l’appliquer, la détourneront à coup sûr, il ne faut pas se faire d’illusions. Ainsi même si on lève toutes les restrictions à l’investissement étranger, il reste que l’efficience du système économique déterminera sa décision d’investissement dans notre pays.
Qu’en est-il de la gestion du développement ?
Dans nos pays, le problème de la gouvernance n’a pas reçu toute l’attention nécessaire. Le mode de gouvernance publique économique est basé sur le principe que l’Etat est hiérarchique, c’est-à-dire quand l’Etat décide, les agents économiques exécutent sans coup férir. Dans la réalité, cela ne se passe pas de cette manière et cela dans tous les pays du monde. Le mode hiérarchique était valable par le passé mais plus maintenant, le gouvernement n’est plus au sommet et décide sans partage. A côté de lui, il y a le patronat, les syndicats, les partis, la société civile, les autorités locales, les partenaires étrangers, etc… Ainsi nous sommes dans une situation qu’on appelle hétérarchique. Vers le milieu des années 1995, les économistes institutionnalistes en ont fait la démonstration. Leurs explications ont été une réelle inspiration pour moi. Ainsi dans notre pays comme dans beaucoup d’autres pays, le système de gouvernance est hiérarchique mais la réalité n’obéit plus à ce schéma de décision. En conséquence, sans une autre façon de gérer la promotion du développement, l’investissement comme tous les facteurs de relance de la croissance rencontreront des limites étroites.
Faut-il dans ce cas, aller vers un consensus économique comme on le fait souvent en politique ?
Un consensus économique, pourquoi pas mais à condition qu’on arrive à concilier les intérêts des chapelles et des intérêts constitués au sein de la société, et ce n’est pas évident. Les objectifs de ces chapelles ne sont pas forcément les mêmes. Dans le cas où un décret ne plait pas à une certaine profession, cette dernière peut toujours trouver un relais au sein d’une institution comme l’assemblée populaire par exemple pour le contester et faire pression sur le gouvernement. Cependant, il est vrai que certaines forces politiques et économiques peuvent converger et on peut avoir un consensus mais ce dernier est toujours fragile.
Il y a une manifestation de ces rapports de force terrible en ce moment à tel point qu’on a l’impression que l’Algérie ne sait plus où elle va, comment sortir de cette situation scabreuse sachant que l’intérêt du pays est en jeu ?
L’intérêt économique de la nation du pays n’est pas posé comme prioritaire de la même manière par tous les partenaires économiques. Les différents partenaires économiques ne se mobilisent pas sur un objectif précis, tout au moins on ne le voit pas d’une manière claire. L’Etat semble avoir posé un objectif d’intérêt national, la sortie de la situation de crise mais l’Etat n’est plus seul. Comme je l’ai dit, les vraies forces sont économiques et sociales, elles mettent toutes leurs intérêts en avant. Je ne vois pas sincèrement de mobilisation et de coordination qui permettraient un retournement de la situation.
Alors nous avons d’un côté un Etat qui maintient une idéologie constante depuis l’indépendance et d’un autre côté des forces qui n’adhérent pas forcément à cette idéologie jugée dépassée, est-ce le constat que vous faites ?
La question est très bien posée. Les gouvernements successifs ont obéit aux règles établies par les textes fondateurs de l’Algérie indépendante. Ces règles ont été leurs préoccupations majeures. Au sein de la société, c’est une autre histoire. L’Etat se croit toujours le décisionnaire suprême. Il a un comportement hiérarchique. Comme je vous l’ai dit, ce n’est plus le cas depuis la fin des années 1980. La société n’est pas une mécanique solidaire qui va appliquer les décisions du gouvernement. Elle est constituée de forces différentes et chaque force n’appliquera que les décisions qui ne vont pas à l’encontre de ses intérêts et luttera contre celles qui ne lui conviennent pas jusqu’à les faire changer pour qu’elles s’adaptent à sa convenance. Je vais vous raconter ma propre expérience. Quand, j’étais ministre de l’industrie, le programme des privatisations a reçu l’aval du Président de la République mais dés que j’ai commencé à l’appliquer les problèmes ont jailli de toutes parts. Les syndicats ont estimé que j’étais un représentant des grands intérêts privés américains et que j’étais mandaté pour détruire le secteur public. On exigeait mon départ. La vérité est que lorsqu’on veut réformer ou changer, on déstabilise et pour le Président, c’était la stabilité qui était alors importante. Il ne faut pas oublier qu’on sortait d’une tragédie nationale meurtrière donc pour le Président, la cohésion sociale passait avant tout le reste et moi qui venais avec mon programme de privatisation, je bousculais les mentalités. Il m’a alors retiré de mon poste. L’Economie est une dynamique économique évolutive où chaque force lutte pour le maintien de ses propres intérêts.
Et pour revenir à notre économie, la croissance que nous souhaitons requiert la transformation du système économique, il faut réformer le système bancaire qui est au cœur de toute transformation car la mère des réformes est celle du secteur bancaire. Si on ne le réforme pas, l’économie ne fonctionnera jamais à un niveau optimal, Ceci est vrai aussi pour le développement du marché financier et la consolidation du marché du foncier. C’est sur la base de ces réformes que nous pourrions alors prendre les mesures pour la relance de la croissance et voir notre économie sortir de la trappe de la transition dans laquelle elle est enfermée.
Interview réalisée par Fatma Haouari