Le Pr Hamid Temmar, ancien Professeur et Doyen de la Faculté de Droit et Sciences Economiques de l’Université d’Alger, M. A.Temmar est Docteur en Sciences Economiques de l’Université de Paris (Panthéon) et Ph. D. en Public Sector Management de l’Université de Londres (London Graduate School of Business Studies. Il a été ministre de l’Industrie et de la Promotion des investissements, puis, ministre de la Prospective et des Statistiques, il vient de publier un ouvrage volumineux sur l’économie algérienne. Dans cet entretien à bâtons rompus qu’il nous a accordé, il développe une analyse économique basée sur une approche historique des différentes politiques et stratégies économiques élaborées jusqu’à nos jours.
Algérie-éco : Vous venez de publier un ouvrage imposant de 4 tomes sur l’Economie de l’Algérie –Stratégies et politiques de développement- de 1970-2014. Dans votre ouvrage, vous avez opté pour une approche historique des stratégies et politiques adoptées et mises en œuvre par l’Algérie pendant les 40 dernières années, contrairement aux autres économistes qui généralement ne se tournent pas vers le passé et exposent l’évolution de l’économie à travers les agrégats. Pourquoi une telle démarche?
Pr Hamid Temmar : Cet ouvrage est effectivement présenté dans une forme historique. Pourquoi ? Parce que pour comprendre la situation actuelle de l’économie nationale et les mesures qu’il faudrait prendre pour en sortir, il faut absolument tenir compte du phénomène de l’hystérésis qui signifie que toute mesure présente est dépendante des décisions passées. Donc, pour comprendre pourquoi nous en venons à une politique plutôt qu’à une autre, il faut reprendre toute l’histoire précédente. Ainsi, le livre n’est pas un ouvrage de présentation de la situation de l’économie de l’Algérie mais un exposé et une étude des stratégies et des politiques qui ont été mises en œuvre.
Une stratégie est un cadre global qu’on énonce dans un programme du gouvernement mais qui doit être suivi par des politiques économiques qui se traduisent concrètement par des lois, des décrets et des arrêtés, etc. De ce point de vue, il faut indiquer que la documentation est difficile à trouver car très disséminée, ce livre simplifie ainsi considérablement aux chercheurs, aux doctorants, aux professeurs et aux décision-makers, la recherche, la réflexion, la formulation et l’évaluation de politiques.
Du point de vue méthodologique et pour mettre en perspective, d’une manière claire, le développement économique de la nation, il m’est apparu nécessaire de retenir un certain nombre de périodes charnières de l’évolution de l’économie algérienne.
Quelles sont-elles ?
J’ai choisi de considérer que l’histoire du développement économique de notre pays pouvait se structurer en 4 grandes périodes : 1970 jusqu’à 1986, ensuite une période qui court jusqu’à 1994, suivie d’une période de stabilisation et d’ajustement qui couvre 1994-1999. A partir de 1999, l’arrivée du Président Bouteflika et de son équipe d’économistes imprime une dynamique nouvelle qui s’infléchira en 2009. Pendant une première période de 1962 à 1970, un pré-plan triennal a fait un état des lieux accompagné de mesures de consolidation, mais c’est à partir de 1970 que la stratégie de l’Algérie indépendante a vraiment démarré sérieusement. Elle est à l’œuvre jusqu’à nos jours même si elle a revêtu différentes formes institutionnelles ; elle est assise sur les textes fondateurs, de l’Algérie indépendante, notamment le Programme de Tripoli. A l’indépendance, l’économie était insérée dans un pacte impérialiste notamment français. Il fallait couper avec cette situation, ce qui signifiait que l’indépendance devait être totale -non seulement politique mais aussi économique. L’Algérie s’est donc lancée dans un modèle dit de développement indépendant qui donnait priorité à la construction d’une industrie lourde pour ne plus dépendre de l’extérieur. Il faut dire que c’était une grande période marquée par les indépendances des pays du sud colonisés. Le choix de développement indépendant était largement partagé par les autres pays. Ce choix était hasardeux puisque nous démarrions et que nous n’avions ni capacité humaine suffisante ni expérience en matière de gestion du développement. Mais l’immense espoir du moment et notre volonté qui avait permis notre indépendance rendaient tout possible. Evidemment cette situation a abouti à une impasse totale. Aussi, à la fin des années 70, l’Algérie a introduit des ajustements à la stratégie ; elle est allée aux « perspectives décennales » et a mis en place deux plans quinquennaux en essayant d’assouplir le système. Le premier plan quinquennal qui allait jusqu’à 1985, a été plus ou moins mis en œuvre. Mais le 2ème plan n’a pas été appliqué. A la fin des années 80, notre pays passe à un changement d’orientation totale avec la publication en 1989 d’une nouvelle Constitution qui rejetait le système du Parti-Etat (parti unique) qui réalisait une convergence entre le parti et l’Etat car il faut souligner que le Président de la République était Secrétaire Général du parti et pour un ministre, un directeur, ou peut être un journaliste, il fallait appartenir au parti. Sans oublier qu’à partir de 1986, c’était le choc pétrolier qui mettait l’Algérie dans l’obligation de transformer son économie.
Le monde était en plein bouleversement. D’abord, le système socialiste avait connu l’échec historique qu’on connait et les grandes économies du Sud sont entrées dans des situations de grand endettement.. Les économies d’Amérique latine, étant largement dominées par les entreprises américaines qui risquaient de tout perdre, le gouvernement américain a décidé dans le cadre du Plan Brady d’apporter une aide aux pays d’Amérique Latine en contrepartie de programmes de stabilisation qui imposaient le recul de l’Etat et l’ouverture économique. La Banque mondiale et le FMI vont généraliser ces Programmes à à travers le monde et les pays comme l’Indonésie, le Maroc, la Tunisie, y ont souscrits pour bénéficier de fonds pour payer leurs dettes extérieures et rétablir leurs équilibres macroéconomiques. Ce sont les fameux programmes d’ajustements structurels.
L’Algérie n’a pas suivi ce mouvement. Elle a jugé qu’elle pouvait faire son propre ajustement sans appeler ni la Banque mondiale et ni le FMI. De grandes lois ont été promulguées visant notamment la libéralisation de l’économie : abolition de la réforme agraire (la loi n° 87/190 du 3.12.1987), abolition du monopole de l’Etat sur le commerce extérieur (loi n° 88/29 du 19.07.1988), autonomie des entreprises : lois n° 88/01 à 88/06 du 12.01.1988.
Ces réformes sont complétées, de 1989 à 1991, par un second train de mesures d’une portée majeure, prises dans le cadre d’un premier accord Stand-by (Mai 89-Mai 90) qui n’impliquait pas de conditionnalités: loi sur la libéralisation des prix (juillet 1989), loi sur la monnaie et le crédit (avril 1990), loi sur les relations de travail. En Janvier 1994, une Plateforme portant consensus sur la période de transition est adoptée par le Haut Comité d’Etat
Malgré ce consensus, la transformation de l’économie ne s’est pas faite pour trois raisons : Primo, le passage soudain, du jour au lendemain, à ce nouveau cadre institutionnel et l’entrée de l’Algérie à partir de 1991 dans la période de tragédie nationale ; Secundo, ceux qui tenaient les affaires ne souhaitaient pas un changement ; Tertio, le contexte politique et social était dramatique, nous vivions une tragédie nationale de grande ampleur.
Parallèlement, notre endettement augmentait de plus en plus. On a alors essayé de renégocier la dette avec des partenaires bilatéraux notamment l’Italie, mais cela n’a pas marché. En 1994, la situation était tellement difficile que nous étions dans une double situation d’insolvabilité financière et d’échec économique accompagnée d’une rupture de la cohésion sociale. Et, c’est littéralement à genoux qu’on s’est adressé au FMI pour conclure un programme d’ajustement structurel.
Mais une fois cet accord conclu, il faut souligner que, comme à notre habitude, devant l’adversité nous avons été courageux et surtout efficaces. L’accord a été exécuté très rapidement – en trois ans. La balance de payments s’est rétablie, idem pour le budget et on a retrouvé une situation de solvabilité.
Cependant, la situation économique ne s’était pas pour autant améliorée et on continuait à avoir les mêmes réflexes ?
En fait, ce n’était pas les équilibres macroéconomiques qui posaient problème, Il fallait surtout transformer l’économie pour commencer à produire et diversifier les exportations. Je pense que l’erreur, pour ainsi dire, qu’a commise le FMI, a été de ne pas nous obliger à aller à des réformes de structure, et de ne pas en faire une obligation du prêt. En effet, une fois l’accord conclu et la trésorerie de l’Etat et l’équilibre de la balance des paiements améliorés, le système économique est resté figé.
Fin 1999, le président Bouteflika a été élu et a installé son équipe dont je faisais partie. On s’est dit que ce qui a été fait pour rétablir les équilibres macro-économiques, c’était très bien mais il fallait avancer vers une restructuration de l’économie. On s’est posé la question « Que doit-on faire pour capitaliser sur les bonnes expériences des années 1990 ? ». Nous avons alors lancé un train de réformes qui visait la transformation du cadre de fonctionnement de l’économie. Il comportait notamment la restructuration et l’ouverture du système bancaire, l’émergence et le développement d’un marché financier à terme, tels la bourse et les sociétés d’investissements, enfin l’organisation d’un marché transparent du foncier, ce marché étant dans une situation de grande spéculation.
Une fois le système réformé, il fallait lancer des politiques de relance de la production et cela supposait de réaménager le système d’investissement et de mettre à niveau des entreprises privées. Nous sommes allés vers la privatisation des petites entreprises et un redéploiement des grandes entreprises car le secteur public marchand coûtait très cher à l’Etat et n’apportait que peu en termes de valeur ajoutée. Il fallait surtout améliorer la compétitivité et l’efficience à travers l’innovation. Mais ce n’était pas suffisant bien sûr, il fallait que les infrastructures suivent en même temps que le capital humain, c’est-à-dire, les ingénieurs, les managers, les décision- makers. Il fallait mettre en œuvre une politique sociale étudiée.
C’est cette stratégie que nous avons mis en place à partir de 2000/ 2001 qui a au demeurant fonctionné avec des hauts et des bas certes, mais qui a quand même fonctionné et a été largement inscrite non seulement sur le plan juridique mais dans la réalité.
A partir de 2009, un tournant est pris avec la loi de finances complémentaire de cette année. La stratégie n’a pas été remise en cause, elle a été au contraire réaffirmée mais on a considéré que les politiques mises en place (foncier, réforme bancaire, investissement, mise à niveau de l’entreprise privée, privatisation) ne protégeaient pas assez notre économie. Et un certain nombre de mesures est venu réajuster ces lois et décrets. L’option qui a été retenue était le retour de l’Etat dans le fonctionnement de l’économie nationale. En fait, on a assisté au retour de l’Etat dans les structures de fonctionnement de l’économie nationale et les effets ont été immédiatement ressentis sur les secteurs productifs qui ont tendu à se faire rentiers. On remarquera que maintenant l’Etat est partout dans les structures de fonctionnement de l’économie nationale : banque, système financier à terme, foncier, investissement, mise à niveau, importation, éducation et formation, santé, recherche et développement.
Pourquoi un tel retour vers ce mode de fonctionnement alors qu’on était bien parti pour une logique d’ouverture et pour passer à l’étape de transformation de l’économie?
Il faut démarrer sur une idée simple. L’investissement global qui est consenti par l’Algérie est énorme. L’Algérie a toujours consacré un investissement important à la reconstruction et au développement de l’économie nationale. Cet effort n’a jamais faibli. Les taux d’investissement, c’est-à-dire la part de l’investissement dans le PIB, ont toujours été très élevés. Les taux ont dépassé 40% dans les années 70 et ont atteint 32% au cours de la période 2010-2014. Ce sont des taux qui sont parmi les plus élevés au monde. La Corée et la Chine ont connu ces niveaux entrainant une amélioration de leurs capacités productives, les taux de croissance ont atteint 8 à 9 %. En Algérie, cela ne s’est pas passé de cette manière. C’est plutôt le contraire. Les niveaux d’investissement absolument élevés ne se sont jamais traduits par des taux de croissance élevés (à l’exception des premières années 70). La question que je me suis posée moi-même quand j’étais ministre était « Pourquoi dépensons-nous autant en matière d’investissement et pourquoi la croissance ne suit-elle pas ? ». Ce n’est pas normal.
Il y a une explication d’économiste, celle dite du syndrome ou du mal hollandais où (« Dutch disease ») : chaque fois qu’il y a une entrée massive de devises dans un pays, la production nationale a tendance à baisser et l’industrie tend à disparaître
au profit de l’importation et la spéculation immobilière. C’était le cas de la Hollande qui avait trouvé du gaz. Cependant cette explication ne correspond pas à la situation de l’Algérie car ce phénomène est lié au taux de change. Si dans le cas de la Hollande, le régime de change était libre, en Algérie le taux de change est certes flexible mais relativement géré. L’explication « Dutch disease » n’est pas suffisante dans le cas de notre pays.
Nos experts préfèrent une deuxième explication par le phénomène de la rente ; cette explication n’est pas satisfaisante non plus. Les thèses de la rente font en fait implicitement référence à la corruption et plus précisément au phénomène de l’exploitation rentière. S’il fallait parler d’économie rentière en ce sens, ce serait pour indiquer qu’une partie du secteur productif privé mais aussi public a eu tendance malheureusement à se rattacher aux programmes du gouvernement financés par la rente pétrolière. Une grande partie des entreprises privées s’est spécialisée et a grandi dans des secteurs de travaux publics et de construction ou encore du commerce et de l’importation. Mais force est de reconnaitre que la rente a bénéficié d’une manière systématique à la nation, à nos citoyens et à tous les niveaux. Les subventions ne sont pas minimes. On parle de milliards de dollars. Je souligne que la rente des hydrocarbures a été, depuis notre indépendance, recyclée au bénéfice de l’économie nationale, pour installer hier des industries lourdes, aujourd’hui pour mener de grands programmes de travaux publics et de construction et toujours pour financer une politique sociale de grande ampleur. Ceci est au crédit de notre pays.
La troisième explication est celle qui est avancée par la Banque mondiale qui identifie l’environnement d’affaire comme un facteur qui décourage les investisseurs. Mais si on transpose cette théorie à la Chine et bien d’autres pays, on constatera que l’environnement d’affaire de l’Algérie est loin d’être le plus contraignant.
La conclusion est qu’il y a sans doute de la vérité dans chacune de ces théories mais aucune n’explique vraiment et entièrement pourquoi nous n’arrivons pas à décoller.
Si aucune de ces théories n’est vraiment valable, quelle autre explication serait plausible à votre avis ?
J’ai réfléchi pendant des années et je me suis trituré les méninges. Je suis arrivé à une explication très simple qui était évidente depuis le début. L’explication se trouve dans les textes fondateurs de l’Algérie indépendante notamment le Programme de Tripoli qui a fait une analyse profonde de l’état de l’économie nationale à l’indépendance et des rapports de force qui déterminent la dynamique de l’économie. Ce programme relève que l’économie de l’Algérie est enserrée dans un pacte impérialiste qui l’exploite, il faut briser ces chaines et pour ce faire, il faut que l’Etat prenne l’économie en main, que le privé soit mis de côté car il peut être un relais des forces impérialistes extérieures. Ce programme pose deux principes fondamentaux. D’abord, l’indépendance de l’économie nationale doit être le fondement intouchable de la construction de l’économie de l’Algérie indépendante. Le deuxième élément que pose le programme est l’égalité des citoyens vis-à-vis des richesses nationales et l’égalité de leur traitement social et économique. Ces deux principes ont été le fil conducteur de tous les gouvernements qui se sont succédés, depuis 1970 et jusqu’à maintenant. Ces deux principes, indépendance économique et égalité sociale demeurent des « constantes » et chose importante, ces derniers sont ancrés dans l’imaginaire et la culture populaire. Un exemple : Dés qu’on parle d’investisseurs étrangers, il y a une levée de boucliers de partout. En fait, la lecture économique du Programme de Tripoli et la rente pétrolière ont maintenu l’économie dans la trappe de transition.
Mais cela reste une réalité, l’Algérie n’est pas à l’abri des menaces impérialistes et puis pourquoi remettre en question l’égalité absolue entre les citoyens ?
Evidemment, la menace existe toujours de voir notre économie investie par des intérêts internationaux très puissants. Mais il faut rappeler deux choses.
D’abord, nos relations économiques internationales c’est-à-dire nos importations comme les entreprises de réalisation qui opèrent dans notre pays, ne viennent pas en majorité du Nord. Ils viennent des pays du sud : Chine, Turquie, Corée etc. Donc la menace de domination n’est pas celle du capitalisme international d’hier ; elle est celle de l’innovation et de la compétitivité. Nos partenaires ont réalisé leurs réformes et ont des entreprises compétitives. Les nôtres ne le sont pas. Pour se défendre donc, il faut que l’Algérie se réforme et renforce sa productivité et ses capacités d’innovation.
Par ailleurs, nous savons fort bien que l’investisseur étranger ne vient pas en Algérie parce qu’il aime notre pays, il vient pour faire de l’argent et le transférer. Mais pour notre part, nous avons besoin d’investisseurs étrangers pour ce qu’ils peuvent nous apporter : capital, technologie, innovation, marché, management. Alors le problème n’est pas l’investisseur étranger, le problème est celui de notre capacité à nous défendre en réformant notre économie et en la rendant compétitive mais aussi d’exiger des investisseurs partenaires qu’ils nous apportent ce dont on a besoin et qu’ils nous cèdent les moyens de construction des avantages compétitifs futurs contre les avantages immédiats que nous accordons.
Interview réalisée par Fatma Haouari